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29 août 2010

Roman philosophique : "les Portes de Neko" (4)

"Les Portes de Neko" est un roman philosophique que j'ai écrit début 2010. Il décrit le voyage initiatique d'un jeune homo en terre des morts. Un voyage dont le but est de répondre à cette question : "quelle est sa place dans la grande tribu de l'arc-en-ciel ?"

Résumé des chapitres précédents : Après s'être fait agressé, Antoine se retrouve dans le comas. Il se réveille dans un lieu étrange, situé entre la vie et la mort, Neko. L'être qui l'y accueille n'est autre que le dieu Antinous, compagnon de l'empereur Hadrien. Neko est une grande salle cernée d douze portes. En traversant la première d'entre elles. Antoine a découvert les histoires d'amour homosexuelles de nombreux dieux et héros.

NEKO

Pères des hommes

Où l’on conçoit qu’Adam et Eve ne sont pas forcément ceux qu’on croit.

La porte qu’Antoine voulut franchir en second lieu portait, en vérité, un sigle assez étrange. A y regarder de plus près, il ressemblait très curieusement à un bébé. Ou en tout cas, à un enfant. Pourquoi ? A peine l’eut-il ouverte que contre toute attente un froid glacial s’était emparé d’eux. Antinoüs l’avait poussé sans ménagement à l’intérieur, amplifiant du même coup une crainte somme toute déraisonnée qui lui emballait le cœur. Le portail s’était par la suite refermé, les laissant dans un noir total. Et surtout, dans les volutes d’un froid polaire. Qu’est-ce qui les attendait ici ? Un enfant ? Un bébé ? Vraiment ? Pourquoi diable ? Allait-il se heurter aux mystères insolubles de l’adoption ? Il se souvint alors que cette porte mystérieuse, s’il fallait en croire Antinoüs, il l’avait appelée lui-même. Son apparition ne devait donc rien au hasard. Il se surprit à grimacer. Jamais l’idée d’élever un enfant ne l’avait effleuré. Jamais. Il ne se percevait d’ailleurs aucunement dans ce rôle.

Peu à peu, il s’habitua à la profonde obscurité. La neige couvrait le paysage sur des lieues devant lui. Un vent glacial soufflait, qui emportait entre ses flancs des tourbillons de lumières blanches. Le jeune homme fit un pas, un peu désarçonné. Tout cela paraissait bien réel, une fois encore, tellement réel qu’il n’aurait pu imaginer qu’il était en train de rêver. Une croûte durcie crépitait, étrangement, sous ses pieds. Aucune pierre, aucune roche, aucune aspérité. Il en avait la certitude, oui, aussi bizarre que cela pût paraître, la porte venait en fait de les catapulter en plein Pôle Nord.   

Une nuit curieuse finissait tout mollement de se coucher sur la banquise. Au loin, des pulsations verdâtres, zébrées d’écorchures électriques, grésillaient sur la glace. Pourtant, il n’était pas sur Terre, ça, non. La porte ne l’avait pas ramené vers le monde matériel. Il errait toujours dans l’astral. En terre des dieux, des morts, des esprits. Fallait-il avoir peur ? Sans doute que non. Il essaya de se calmer. Ce sentiment gothique qui l’emplissait demeurait indéfinissable. Après tout, en franchissant la première porte, il s’était, déjà, confronté aux sombres réalités de la mort et du sacrifice, ce qu’il préférait oublier. Que pouvait-il donc craindre ? Précipiter les choses ? Trépasser juste avant d’en avoir formulé le souhait ? Qu’est-ce que cela changerait ?

Antinoüs marchait à ses côtés, d’une allure débonnaire. Il le guidait, sans proférer le moindre mot. Il savait, d’évidence, où ils étaient, où ils allaient et ce qu’ils allaient voir. Quoi donc ? Il n’y avait rien à visiter ici. Que de la neige et de la glace. A perte de vue, les formes s’arrondissaient, se fondaient, se mêlaient, nimbées de poussières lumineuses.

Antoine s’enfonçait en marchant. Il éprouvait des piqûres brûlantes insolites aux pieds, ce qui d’ailleurs le surprit fort. Il songea :

— Je ne suis peut-être pas de retour sur la Terre mais je suis glacé jusqu’aux os.

Pensant ses mots, il se serra les côtes. Aussitôt, un manteau survenu de nulle part le couvrit. Non pas le genre de vêtements bons pour les skieuses vacances d’hiver. C’était plutôt de la fourrure, une texture animale. Il perçut qu’il se réchauffait. Vraiment, tout se passait comme dans les rêves, où on saute d’un endroit à l’autre, sans logique ni respect des distances. Rien ne venait pour s’opposer à ce qu’il désirait. Il avait voulu un habit. Il était à présent habillé. Etrange univers, décidément, que celui de l’astral. Comme d’habitude, la porte s’était évanouie juste après leur passage. Tous deux trottinaient à présent avec une agréable lenteur dans un désert de glace.  Le vent soufflait dans leurs oreilles. Des voix aiguës, surnaturelles, habitaient chaque rafale. Un chant perçant, magique, s’élevait de la neige. Il n’aurait pas pu affirmer qu’il faisait noir, bien au contraire. La nuit ne lui avait jamais semblé si lumineuse, perçante, grâce à toute cette blancheur constellée d’étincelles bleutées. La glace croustillante des ténèbres s’avérait pour les yeux bien plus blessante que la lumière du jour.

Soudain, Antinoüs s’arrêta. Il désigna du doigt un mince panache de fumée blanche qu’un point minuscule du désert crachait dans l’ombre mauve.

C’est par là, souffla-t-il.

Habitué à présent aux surprises, Antoine ne broncha pas. Lentement, ils avancèrent puis, peu à peu, une forme toute ronde se détacha sur la banquise. Une boule dont la fumée semblait couler tel un ruisseau. En réalité, elle dégoulinait très franchement en fumerolles, écumantes, bourdonnantes, giboyeuses de merveilles. On aurait pu entendre le sourire cristallin d’une source de montagne traverser cet écoulement chaud. Des silhouettes se dessinaient sur le ciel éternel, comme si un être surnaturel était en train de peindre. Elles semblaient raconter une histoire, ou un conte, aussi rapide que celle, bien plus aiguë, que le vent, obstiné, leur soufflait aux oreilles. Plus jamais le jeune homme ne verrait la banquise comme une étendue morte. Ce n’était pas la tombe muette qu’on imagine. Les oiseaux des forêts sont des carpes, à côté. Hélas pour lui, il ne comprenait rien de ce qu’on lui confiait. Bientôt, en revanche, il sut ce qu’était cet endroit où Antinoüs le menait. Un igloo. Tout petit. Lumineux. Sans doute même habité.

Il leur fallut bien moins de temps qu’il l’aurait cru pour arriver à son entrée. Il ne put s’empêcher de toucher la paroi, ronde et lisse, agréable à la main ; il s’étonna de rencontrer aussi peu de froideur dans son rayonnement. Antinoüs, lui, se tenait là, à côté du tunnel. Il se penchait en désignant des mains la trouée lumineuse dans laquelle le froid s’engouffrait.

Qui allons-nous rencontrer cette fois ? demanda Antoine d’un ton qu’il aurait désiré peut-être moins sec.

— Les pères de l’humanité, lui répondit son guide de sa voix la plus mystérieuse. En tout cas, ceux que les Inuits considèrent comme tels.

Antoine parut hésiter. Jamais il n’avait pénétré dans un igloo. Il se méfiait de celui-ci. Tous ces murmures étranges apportés par le vent, ces coulures lumineuses qui dansaient dans le ciel, quel lieu curieux, vraiment,  que celui de l’astral. Se pouvait-il que les morts reposassent, comme on dit, en paix dans un endroit pareil ? Il en doutait avec vigueur.

Antinoüs perçut son hésitation.

Ce sont des hommes plusieurs fois millénaires, fit-il d’un ton plus neutre pour mieux aiguiser sa confiance. Des ancêtres vénérables. Ils t’apprendront beaucoup de choses, tu verras. N’aie aucune crainte, suis-moi.

Le dieu avait usé d’arguments efficaces. Depuis toujours, Antoine respectait les personnes plus âgées. Ses parents adoptifs étaient tous deux, c’est vrai, dévorés férocement par des professions trépidantes. Si bien qu’à la vérité c’était pratiquement sa grand-mère qui l’avait éduqué. Elle était morte, hélas ! Il s’en souvint avec tristesse. Toutefois, il ne cessait de trouver aux vieilles gens une certaine qualité de richesse manquant cruellement aux adultes. La paix et la sagesse n’en sont, par ailleurs, pas les moindres. Il adorait écouter son aïeule lui raconter la guerre, celle d’Algérie bien sûr, la folie des années soixante et les marches pour la paix où, jeune adulte, elle avait défilé. Il savait parfaitement qu’une adolescente exaltée remuait dans ses vieux souvenirs et qu’elle trouvait la paix dans les paroles de l’ancienne dame qu’elle était devenue.  Les vieux lui inspiraient confiance. Antinoüs l’avait bien deviné.

Celui-ci venait, en outre, tout juste de pénétrer à l’intérieur du tunnel bas, glacé, conduisant au cœur de l’igloo. Antoine sourit. Une vibrante curiosité lui picotait les côtes. De sorte qu’il se courba, à son tour, et, finalement, le suivit.

Le sein frais de l’igloo était bien moins glaçant qu’il l’avait présagé. Les parois ruisselaient d’une humeur moite et fraîche, rendant l’ensemble brillant à la lumière du feu. Le sol se recouvrait de peaux ; une multitude d’objets sculptés ornaient un petit tumulus lui aussi curieusement habillé de fourrures. Le jeune homme reconnut des figurines typiques de l’art inuit. Il en avait déjà admiré lors d’une visite dans un musée quelques années auparavant. Il avait apprécié ces lignes sobres et sauvages en même temps, toutes pétries d’une culture plusieurs fois millénaires. Une société plus proche de la nature qu’un homme du vingt et unième siècle ne le serait jamais. Il reconnut plusieurs des superbes animaux qui habitent les grands froids. L’ours polaire, forcément. Mais également le phoque, la baleine et le renne. Quelques divinités se dressaient parmi eux. Sedna, par exemple. Ainsi que sa compagne Qailertetang avec laquelle elle règne sur les bas-fonds marins.

Antinoüs salua à la manière inuit deux petits hommes ridés vêtus de vieilles fourrures. Leurs sourires contagieux réchauffèrent le jeune homme. Ils étaient bien moins grands que lui et se ressemblaient peu. Un des deux paraissait plus masculin que l’autre, aux allures plus coquettes, plus gracieuses à vrai dire.

Je te présente Aakulujjuusi, lança le dieu romain en désignant le plus viril des deux personnages. Il est le père de tous les êtres humains.

L’œil rayonnant de ridules patinées, l’ancêtre approcha son visage du jeune homme afin de lui offrir le salut de son peuple. Il sentait l’huile de phoque en même temps que le poisson cru. Ce n’était pas la première fois qu’Antoine percevait des parfums ici, ce qui l’étonnait malgré tout. Il ne se serait pas attendu à ce qu’un lieu aussi immatériel que l’astral soit tant fourni d’odeurs. Il se souvint d’un livre qu’il avait feuilleté un beau jour. L’auteur y prétendait que le parfum des plantes, c’était leur âme, ni plus ni moins. Il eut alors l’étrange pensée que ces effluves musquées qui entouraient l’ancêtre émanaient, elles aussi, de son âme respectable. Aussitôt, la question insolite fusa en lui : « et lui-même, avait-il une odeur ? »

— Tu sens la jacinthe hivernale, murmura le père d’une voix douce. Cela veut dire que tout ton être se repose. Comme l’hiver. Mais aussi que ton vœu le plus cher en ce monde serait de vivre l’amour.

Le garçon se sentit rougir. Il ne s’étonnait plus guère de l’aptitude des gens de l’au-delà à lire dans les pensées. Intimidé sans trop savoir pourquoi, il détourna les yeux, avant de les poser sur l’autre individu, tellement plus mystérieux encore, avec ses airs de folle polaire.

— Voici Uumarmituq, fit Antinoüs en s’approchant, il est le père de toute l’humanité.

— Et comment diable se peut-il qu’ils soient tous les deux pères de l’humanité ? constata Antoine amèrement. Faut-il comprendre par là qu’ils sont, chacun, à l’origine d’une lignée différente ?

Les deux vénérables, à leur curieuse manière, ne le quittaient pas un instant des yeux. Ils conservaient toutefois ce sourire sage, fripé, moqueur, pour ne pas dire illuminé, qu’ont les vieillards qui n’ont plus guère à perdre dans l’existence.

— Non, tu n’y es pas du tout, rétorqua Antinoüs. Lorsque je dis qu’ils sont pères de l’humanité, cela veut dire qu’ils l’ont créée ensemble.

Antoine resta bouche bée. Comme n’importe quel enfant européen, il connaissait Adam et Eve. Pour lui, s’il devait exister un couple primordial à l’origine du monde, il fallait que ce fût un homme avec une femme. Sans cela, pas d’enfant possible, donc, pas de descendance non plus.

— C’est en effet ce que les gens ont pour habitude de penser, concéda Uumarmituq en lui faisant signe de s’asseoir. Apparemment, lui aussi était plutôt doué en matière de télépathie.

— Ce que beaucoup d’Européens ignorent, en revanche, c’est qu’il n’en est pas de même pour tous les peuples, continua-t-il. En particulier, pour les Inuits.

Le jeune homme s’assit alors bien sagement sur la peau de poils rêches que le vieux sage lui désignait. La sensation de la fourrure lui fut plus agréable qu’il l’aurait soupçonné. Antinoüs prit lui aussi la position assise. Mais à l’inverse de lui, il ne reposait pas sur le sol. Il flottait à une trentaine de centimètres de la terre, comme posé sur un coussin d’air. Il lévitait. Les deux sages s’approchèrent. A priori, ils portaient des vêtements parfaitement identiques. Cependant, un examen un tant soit peu approfondi suggérait qu’il n’en était rien. Uumarmituq, par exemple, portait des peaux plus longues. Il affichait aussi des bijoux un peu plus excentriques. Il y avait quelque chose de plus baroque en lui également. Des nuances de couleur s’échappaient d’eux sous forme de fumeroles translucides. S’il s’agissait d’auras comme on pouvait le supposer, elles trahissaient très certainement des tempéraments dissemblables. Assurément, ces deux-là n’avaient pas le même caractère. Imperceptiblement, ils s’étaient rapprochés ; ils s’assirent tout près d’eux, formant un cercle chaud où les haleines fumaient à peine. Antoine dévisagea leur couple. Il cherchait à savoir comment ces deux vieilhommes, en fait, se partageaient les tâches. Il était pratiquement certain qu’Uumarmituq, plus féminin, assurait les fonctions domestiques tandis que l’autre chassait le phoque ou entretenait la structure de l’igloo. L’aspect sexiste de cette idée ne lui sauta pas tout de suite au visage. Il goûtait simplement la chaleur de l’endroit, sa luminosité ainsi que la beauté des vapeurs colorées qui tournoyaient sans cesse autour des deux anciens. En fait, il n’osait pas poser cette question essentielle qui lui brûlait pourtant les lèvres. Avaient-ils façonné les premiers hommes à la manière de statues de glace, un peu comme Dieu créa Adam ?

— Ainsi, tu t’interroges sur l’origine du monde, relança Aakulujjuusi.

Pas tout à fait, grinça Antoine. Tous les gens savent, depuis Darwin, que nous descendons du singe. J’imagine que vous le savez, vous aussi. Les origines de l’homme ne soulèvent plus guère d’interrogation. Nous sommes tout juste le fruit d’une lente évolution au départ des premières espèces apparues sur la Terre.

Il avait parlé comme un livre et il s’en voulut aussitôt. Les deux ancêtres n’apprécieraient certainement pas d’être soufflés de la sorte par un jeune con. Il se tut donc.

A la vérité, le vieux couple n’avait pas cessé de sourire.

Nous sommes fils de la Terre, en effet, reprit celui que le garçon surnommait en son for intérieur la « folle polaire ». En cela, tu as tout à fait raison. C’est elle, d’ailleurs qui nous créa, Aaku’ et moi. C’est sur sa peau que tu marches également. Tu te demandes sans doute où vous êtes arrivés ?

Antoine acquiesça sans mot dire.

— Tu te trouves en réalité en un lieu bien connu des Inuits, continua Aakulujjuusi sans laisser à son époux le loisir de poursuivre. Il s’agit de l’île ancestrale d’Igloolik. C’est elle qui, dans sa grande générosité, nous a donné la vie. Un jour, elle se gonfla pour laisser deux petites mottes de terre apparaître. Elles grandirent, s’arrondirent ; peu à peu, elles se transformèrent, et c’est ainsi que nous sommes nés, Uuma’ et moi.

C’est précisément ce qui s’est passé, approuva l’autre ancêtre. Pendant longtemps, nous avons vécu tous les deux. Ne va pas croire que nous étions les seuls enfants nés de la terre. Il y avait beaucoup d’animaux tout autour de nous. Le renard des pôles par exemple, ou l’ours blanc, le corbeau, le lemming et même le bel harfang des neiges. Tous sont fils de Nuna. Tous sont sortis comme nous des œufs magiques pondus par la Terre-Mère.

Nous étions de très grands chasseurs, poursuivit Aakulujjuusi. Lorsque nous ne parvenions pas trouver notre nourriture, nous mouillions notre index, comme cela (il fit le geste) et il devenait lumineux (ce qui n’arriva pas). Ou encore, nous rassemblions la neige afin d’en fabriquer une sorte de combustible avec lequel nous pouvions allumer un feu.

Uumarmituq secoua la tête, en signe d’approbation. Antoine, de son côté, éprouvait bien du mal à imaginer tout cela. Par exemple ces doigts d’où sortiraient des pinceaux de lumière. Irrésistiblement, cela l’amenait à penser à E.T. De plus, il avait beau se creuser la cervelle, il ne concevait pas comment on pouvait obtenir du feu au départ de la neige. Il releva malgré tout une très légère similitude avec le mythe d’Adam et Eve, en ce sens qu’Adam, lui aussi, avait été façonné dans la terre.   

— A cette époque, reprit Aakulujjuusi, les animaux parlaient notre langue. Ils nous comprenaient et surtout, nous les comprenions. Il leur arrivait également de changer de forme ou de sexe. Notre île flottait comme toutes les autres, sur le vaste océan. Il y avait de la neige, c’est vrai, mais pas de glace néanmoins. La mort n’existait pas, pas plus que la guerre, pareillement.

C’est vrai que nous aurions très bien pu l’inventer car même les premiers hommes auraient pu se trouver de quoi se disputer, ricana Uumarmituq. Pourtant, ce n’était pas le cas, nous vivions dans la paix, n’en déplaise aux jeunes couples hétérosexuels de ton monde.

Parfaitement, nous vivions dans la paix, confirma Aakulujjuusi. Et, mieux encore, nous étions époux.

Antoine les contempla, l’un après l’autre. Ainsi, pour le peuple inuit, le couple primordial se constituait, contre toute attente, de… deux hommes. Il avait devant lui, une forme d’Adam et Eve, ou plutôt d’Adam et Adam, ou peu importe comment il fallait les nommer.

— Mais alors…, marmonna-t-il.

C’est moi qui suis tombé enceint, sourit Uumarmituq en se tenant le ventre. C’est bien cela que tu te demandes, n’est-ce pas ? Un jour, je sentis que grandissait dans mon ventre un enfant vigoureux. Il me donnait des coups de pied. J’étais devenu comme Nuna, te rends-tu compte, enfant ? J’allais accoucher, moi aussi, d’un œuf magique. Un fils allait carrément bourgeonner de moi.

Il sautillait, battant des mains comme une fillette. Visiblement, ce souvenir le remplissait de joie. Son mari secouait la tête, navré, tandis qu’Antinoüs, captivé, restait figé dans son apesanteur.

— Ce n’est pas tout à fait ainsi que les choses se produisirent, reprit Aakulujjuusi. A la vérité, son ventre s’arrondissait en effet ; on voyait qu’il portait un enfant. Hélas pour lui, le temps passant, cela lui devenait de plus en plus lourd, de plus en plus pénible, surtout, de plus en plus dangereux. Car, vois-tu, on trouve bien des crevasses ou des creux dans la terre par lesquelles les fleurs et les arbres peuvent naître. Mais lui…( il désigna son mari de la main), il ne pouvait pas accoucher. Par où l’aurait-il fait ?

Que s’est-il passé dans ce cas ? Vous lui avez ouvert le ventre avec un grand couteau de corne comme on pratique une césarienne ?

Woh, doucement, docteur, nous ne sommes pas dans une série américaine. Tu n’y es pas du tout.

Aakulujjuusi s’interrompit un bref instant avant de reprendre :

Nous ne sommes pas seulement des enfants de la terre, Nuna. Nous avons un père également. Le dieu du vent, Sila. C’est lui qui nous anime, il nous donne son souffle vital. Sans le souffle, sans air, nous mourons. La vie nous quitte quand nous cessons de respirer. Tu le sais, cela, non ?

Le garçon acquiesça. Il n’était tout de même pas idiot.

C’est donc, moi aussi, par le souffle que j’ai cherché à aider mon époux. Je me suis mis, simplement, à chanter. En moi, j’ai retrouvé tous les mots chargés de magie, les formules merveilleuses, les intonations fantastiques puis le miracle eut lieu.

Antoine ne voyait toujours pas où il voulait en venir. L’ancêtre le regardait de ses grands yeux profonds tandis que son époux fixait le sol intensément. Il conclut d’un timide murmure :

— Pendant que je chantais, le trou de son pénis se mit à s’élargir. Il grandit, il grandit, et il grandit encore, jusqu’à former un trou assez large, heureusement, pour permettre à l’enfant de sortir. Il sortit…

Aakulujjuusi sourit plus fort, révélant des gencives édentées depuis sans doute fort longtemps.

— C’était un garçon.

Le jeune homme grimaça. L’image d’un phallus au méat bien trop large lui troubla l’imagination. Il se reprit. Un garçon, donc, était né. Il songea que c’était somme toute naturel. Deux hommes ensemble devaient forcément concevoir un mâle. L’ étrangeté de cette idée ne le surprit que quelques secondes plus tard. Après tout, n’est-ce pas d’un homme et d’une femme que nous sommes tous, pareillement, sensés naître, fils ou fille ?

— Tu as parfaitement raison, admit Uumarmituq. C’est d’ailleurs très précisément pour cela que les Inuits considèrent qu’en accouchant,… je suis devenu femme.

— Oui, mais, pensa encore Antoine. Si on autorisait les chromosomes X et Y à se mélanger dans la grande loterie de l’amour, ne pourraient-ils former la paire très féminine du double X ?

— En effet, intervint Antinoüs d’une voix grave. Quant à  la paire YY, qu’en fais-tu donc, peux-tu me le dire ? Une chimère doublement mâle ? Cesse donc tes réflexions, écoute un peu. Tu n’assistes aucunement à un cours de biologie.

Antoine se tut, amer. En lui-même cependant résonnait la toute dernière phrase d’Uumarmituq. Il avait dit que son peuple considérait qu’en accouchant il était devenu femme. Il dévisagea le vieil homme qui, de fait, semblait nettement plus féminin que l’autre. L’âge venant, les différences entre les sexes ont fort tendance à être gommées, il est vrai. Il se remémora les facéties auxquelles il se livrait en jouant avec sa grand-mère à « je-te-tiens, tu-me-tiens par la barbichette ». Elle avait le menton duveteux, ou plus exactement pourvu d’un poil rêche et fourni, rebiquant comme autant de mèches grises minuscules. Dis-moi, grand-mère, lorsque je serai grand, j’aurai une barbe aussi dure que la tienne ? Son aïeule, heureusement, n’était pas dépourvue d’humour.

Il nota également que l’âge est souvent bien cruel, qui donne aux belles dames élégantes des allures de vieillard ou torture la prostate des hommes, les poussant aux toilettes aussi souvent qu’une future mère. S’il était devenu femme, Uumarmituq conservait, à la vérité, sur ses traits torturés, des nuances masculines absolument indéniables.

Le jeune homme changea soudainement de position sur sa couche, comme pour calmer des courbatures que de toute manière il ne pouvait plus guère éprouver, son corps physique étant ailleurs. En lui se dressait l’image forte d’un arbre paradisiaque flanqué de deux humains bannis de Dieu : Adam et Eve. Tout le monde savait ça : Dieu avait façonné Adam dans l’argile. Il lui avait donné la vie, puis en avait tiré une femme : Eve, transformée de sa côte, disait-on, pour le plus grand dégoût de toutes les féministes de la planète. Toutefois, en y réfléchissant, était-ce si différent de l’histoire si inattendue des deux Inuits, eux aussi sortis tout droits de la terre, un des deux se changeant en femme après avoir accouché ? Il ne savait pas trop si ses similitudes avaient un sens mais il les tournait dans sa tête.

Il se pencha vers Antinoüs qui lui avait présenté les deux sages comme les pères de l’humanité. Il n’avait pas précisé que l’un des deux était devenu femme. Le dieu flottait toujours sur son nuage de transparence ; il le fixait en souriant. Avec les deux Inuits, il regardait danser ses pensées dans l’air frais. En ce moment précis, elles semblaient aussi troubles que l’eau d’un étang pollué. Antoine sentait, confusément, qu’il n’avait pas toutes les données. Ce qu’il devait apprendre après avoir franchi cette porte lui échappait. Anxieux, il se remit à observer les deux vieillards puis attendit. Des formes continuaient de naître au cœur même de l’igloo, lumineuses, colorées ; parfois elles dessinaient des visages ou des corps humains, elles tournoyaient doucement au-dessus de leurs têtes avant d’être aspirées par le sommet et projetées dans l’infini. Etaient-ce des formes-pensées, comme les nommait les New-ageux ? Etaient-ce les rêves des deux ancêtres qui prenaient vie et s’enfuyaient ? De quoi s’agissait-il ?

— Je vous avoue que je ne comprends pas, dit-il enfin. Apparemment, vous vivez seuls ici. Où sont donc vos enfants ?

— Partis vivre leur vie depuis des lunes, plaisanta Uumarmituq. Et heureusement ! Comment aurions-nous fait pour accueillir tout le monde sous ce toit ?

— C’est d’ailleurs là tout le problème… soupira Aakulujjuusi d’un ton las.

— Quel problème ? s’inquiéta Antoine dont l’intérêt venait d’être relancé.

— … ce garçon dont nous venons de te décrire la naissance fut le premier d’une très longue descendance. Au début, il y avait peu de filles, tu l’as compris. Toutefois, elles devinrent vite majoritaires. On pouvait dénicher des enfants n’importe où à cette époque. Une femme stérile ne restait jamais sans bébé. Il lui suffisait de sortir et de marcher dans l’île, il arriverait toujours un moment où la terre-mère lui ferait don d’un enfant et en accoucherait d’un pour elle.

— Un peu de la même manière dont vous êtes nés, tous les deux, remarqua Antoine.

— Exactement. En même temps, la mort et la maladie n’existaient pas, je te le rappelle. Les gens devenaient vieux, c’est tout. Quand ils devenaient trop âgés, ils grimpaient tout en haut de la colline. Ensuite, ils se livraient à une série de culbutes puis descendaient comme cela, en roulant sur eux-mêmes, jusqu’en bas. Et lorsqu’ils s’arrêtaient, ils se levaient et là….

— Ils étaient redevenus des jeunes gens. Ils pouvaient recommencer leur vie, accomplir tout plein d’autres choses qu’ils n’avaient pu mener à bien jusque là, conclut Uumarmituq à la place de son époux.

Ça a duré longtemps, ce petit jeu, murmura Aakulujjuusi, l’œil triste…Les humains, comme tu t’en doutes bien, sont devenus de plus en plus nombreux…Puis, un jour, le drame est arrivé.

Antoine se recroquevilla un peu plus. Les dessins lumineux tourbillonnant autour du couple fondateur ralentissaient leur danse céleste. Ils perdaient même de leur lumière. La nuit, soudaine, venait de s’engouffrer dans l’igloo. Qu’allait-il découvrir ?

— Que s’est-il passé précisément ? questionna-t-il avec timidité.

— Nous vivions tous sur une île, ne l’oublie pas, précisa Uumarmituq, le regard dur. Comme personne ne mourait mais que les naissances ne cessaient pas, nous finîmes par devenir tellement nombreux que notre terre montra quelques signes de faiblesse. L’île basculait, elle s’enfonçait. Nous allions nous noyer. Il fallait tenter quelque chose et c’est ce que je fis.

— Comment ?

— J’ai inventé la mort. Ou plutôt non, je l’ai appelée. Je l’ai chantée de toutes mes forces. J’ai crié « Tuquvaglutik unataqpaglutik, Tuqu tuquu ! unataa unataa ! Qu’ils se fassent la guerre ! Qu’ils meurent ! La mort ! La mort ! » Je l’ai hurlée tellement, je l’ai chantée avec tant de magie, je l’ai convoquée dans ce monde avec une telle ferveur que oui, elle est venue. Ils se sont fait la guerre. Ils sont tombés malades. Ils ont alors, enfin, commencé à mourir.

Le jeune homme frissonna. Etait-ce possible ? Celui qui avait accouché du premier homme pouvait-il être à l’origine du génocide de ses propres enfants ? Quelle mère au monde serait capable d’une telle horreur ? Antoine, terrifié, jeta un œil désespéré vers le dieu romain immobile. Celui-ci demeurait impassible au milieu des fumeroles qui devenaient de plus en plus sombres. Il ne lui rendit pas son regard. Visiblement, le récit n’était pas terminé.

Je ne l’ai pas laissé faire, intervint Aakulujjuusi. Moi aussi j’ai chanté, moi aussi j’ai crié. « Tuqujjunatiglu, unatajjunatiglu ! Qu’ils ne se fassent pas la guerre, qu’ils ne meurent pas ! » J’ai usé des forces les plus vives de ma magie pour empêcher qu’ils s’entretuent.

Donc…vous y êtes parvenus ?

Les deux amants échangèrent un regard où brillait la tendresse, en même temps qu’une très profonde résignation.

J’y suis arrivé, oui, à ma manière. Oh, je n’ai pas pu empêcher les hommes de guerroyer, bien sûr que non. Néanmoins, au lieu de la mort, il leur restait une autre issue. Certains, par exemple, ont fabriqué des bateaux. Ils sont partis à la recherche de nouvelles terres. Quant à ceux qui mouraient,…

Aakulujjuusi leva la tête pour embrasser de ses yeux grands ouverts la multitude des âmes lumineuses dont la danse reprenait.

…Ils sont partis fonder les mondes de l’au-delà. Dans l’attente folle de revenir sur Terre en se réincarnant. Uumarmituq avait créé la mort. Je leur ai, moi, offert la grande vie éternelle. Il a accouché d’eux dans l’univers de la matière. Je les ai guidés, quant-à-moi, dans le monde des défunts.

Cette fois, Uumarmituq soutint avec puissance le regard effrayé d’Antoine. Le vieillard, dont il ne savait toujours pas s’il devait le considérer comme une vieille femme, ne semblait pas le moins du monde être inquiété par son acte terrifiant. Pas plus qu’il ne semblait éprouver de regret. Bien au contraire. Mais finalement, n’était-ce pas la très juste expression d’une loi élémentaire de la nature qu’ils venaient d’exprimer ? Il n’y a pas de vie sans mort. Il faut mourir pour que les autres puissent vivre et que l’évolution se poursuive. Ce n’est au bout du compte, qu’une simple question d’écologie, rien de plus.

Le jeune homme contempla le tourbillon des âmes, vaste constellation humaine, lumineuse, désincarnée. Antinoüs ne lévitait plus. Il semblait prêt à se lever. Ainsi, ces fumées colorées qui s’élevaient au-dessus d’eux étaient elles autant d’êtres dans l’attente d’une incarnation. Ou plus exactement d’une réincarnation. C’était réellement fabuleux. Aakulujjuusi ainsi qu’Uumarmituq étaient les artisans d’une création sans cesse renouvelée.

Mais…êtes vous les seuls dans le monde, enfin, je veux dire, parmi toutes les cultures qui existent, à… ?

Tu veux savoir si on trouve d’autres couples masculins fondateurs sur la Terre ? Oh oui, bien sûr, il en existe. En Nouvelle Guinée par exemple. Numboolyu, dit-on, reçut une fellation de son amant de quelques années son aîné. Celui-ci tomba donc enceint, tout comme moi. Au lieu de chanter magiquement comme le fit Aakulujjuusi, Numboolyu utilisa le subterfuge que tu as si gentiment évoqué tout à l’heure. Il lui pratiqua une ouverture dans l’abdomen. L’enfant put ainsi naître. Sauf que cette fois, il ne s’agissait pas d’un garçon mais d’une fille qui devint du même coup la première femme sur Terre.

C’est pourquoi, poursuivit Aakulujjuusi, dans de nombreuses tribus guinéennes, on croit la femme forte par nature. Toujours en bonne santé. Alors que les hommes, eux, doivent se régénérer, puiser force et courage chez leurs aînés, en absorbant leur sperme.

En l’absorbant ? hoqueta Antoine.

Parfaitement. Cela se peut de bien diverses manières. Chez les Kiwai, c’est en recevant la semence des aînés par la voie de la sodomie que les jeunes hommes acquièrent puissance et santé. Chez les Kaluli par contre, elle doit être avalée.

Le jeune homme n’en revenait pas. Tant de cultures présentent le couple fondateur comme un homme et une femme. Antoine n’aurait jamais songé que deux messieurs pussent avoir jamais été considérés comme tels. Quelque chose le troublait, qu’il ne comprenait pas.

C’est parce que tu te bloques sur l’idée de procréation, fit Uumarmituq d’une voix rauque. Tu ne t’imprègnes pas de toute la symbolique qui sous-tend notre histoire. Tu oublies tous les créateurs qui étaient, et qui sont encore, homosexuels.

Antinoüs acquiesça.

Qu’on le veuille ou non, énonça-t-il, les gays conçoivent, inventent, génèrent, créent et enfantent. Cela fait partie, tout bonnement, de notre nature. Nombre de peintres, d’écrivains, de sculpteurs, de savants ont vécu des histoires d’amour avec des personnes de leur sexe. Et non des moindres. Ce fut le cas de Michelangelo, de Léonard de Vinci ou même du Caravage. Les créateurs homosexuels sont innombrables.

En effet, poursuivit Uumarmituq. De surcroît, sur ce sujet précis, les psychologues sont bien peu inspirés. Certains n’hésitent pas, par exemple, à affirmer qu’en créant, les artistes homosexuels ne font que compenser l’impossibilité pour eux d’être père. 

Antinoüs fit la moue, tandis qu’Antoine n’osait pas trop bouger. Le vénérable semblait saisi soudain d’une colère froide.

C’est une absurdité, gronda-t-il. Il n’y a rien de plus faux, tu peux me croire. Plein de gays sont aujourd’hui pères. Bien sûr que certains d’entre eux ont des enfants. Qu’ils soient adoptés ou naturels. Les homos ne sont pas stériles. Ils peuvent concevoir des gosses de bien des manières finalement. Ne fût-ce que par le don de sperme.

Le vieillard se radoucit tout aussi soudainement qu’il s’était énervé, puis il se rapprocha de son amant. Tendrement, il lui prit la main.

Non, Antoine, j’en suis persuadé. Un artiste n’a rien d’un père castré. S’il peint, il l’accomplit seulement parce que cela fait justement partie de sa nature, c’est tout.

Et aussi parce que son amour l’y pousse, continua Antinoüs. Car l’amour homosexuel est une forme puissante d’inspiration. C’est une énergie vive, exceptionnelle qui ne vibre pas uniquement dans la chair, mais aussi dans le cœur. C’est une force fabuleuse. Un moteur formidable. A chaque fois que deux hommes s’aiment, Antoine, sache qu’un germe s’enracine. Peu importe la manière dont il sera arrosé, il finira toujours par se déployer.

C’est vrai, souffla Aakulujjuusi qui avait tout écouté sans mot dire. Le bonheur, quand il s’agit de création, est sœur de la souffrance.

Je…Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, Aaku’, murmura Antoine que cette conversation troublait de plus en plus.

Oh que si, tu comprends, répondit le vieil homme d’une voix douce. C’est que l’amour donne des ailes, surtout quand il est contrarié. Pourquoi en serait-il autrement des homosexuels ? Beaucoup d’œuvres magnifiques ont vu le jour suite à de sombres histoires de cœur, impossibles, contrariées, jetées au banc des accusés. L’Histoire n’a pas toujours été clémente avec le peuple de l’arc-en-ciel, loin de là. Il m’arrive cependant de penser que s’il en avait été autrement, le monde aurait perdu l’éclat de ses génies.

Tu exagères, jeta Uumarmituq d’un air moqueur. Tu vois les choses en noir.  La vérité est que l’amour rend les homos inventifs. Grâce à lui, par leurs mains ou leur voix, ils donnent la vie. Une vie encore plus étonnante que toutes les autres car elle leur vient… de leur esprit.

Antoine n’aurait su dire si cela était vrai. Jamais il n’avait eu envie de composer une symphonie ou bien d’écrire un livre quand il était avec son bel ami. D’ailleurs, il ne détenait lui-même, à vrai dire, aucun talent de nature artistique.

— C’est sans doute vrai, dit Antinoüs. Toutefois, ton inventivité peut s’exercer dans bien d’autres domaines que l’art. Ce que les deux sages veulent exprimer ici, c’est que nous tous, nous formons une communauté innovante. Nous sommes à l’origine de nombreuses modes et de tendances. Nous avançons en première ligne. Nous formons la troupe créatrice des éclaireurs. Nous semons les nouvelles idées, parfois même les nouveaux modes de pensées.

— Ecoute bien ce que je vais te dire, jeune ami des terres franches, avança Uumarmituq. On raconte qu’en des temps reculés une prêtresse grecque, nommée Diotima, vécut en Arcadie. Elle affirmait, de son côté, que les relations homosexuelles ont, très effectivement, un but. Elles ne sont pas stériles ni inutiles comme le prétendent les imbéciles. Elles ont bien une fonction, un rôle. Celui de créer la sagesse, la poésie ainsi que l’art au sein du monde. L’amour des homosexuels est créateur, Antoine. Nous le savons mieux que quiconque. Les hétéros enfantent. Nous innovons. Si nous créons, pourtant, c’est parce que nous aimons. Comme eux. Exactement comme eux.

Ou bien que nous voulons aimer, conclut Antoine, baissant la tête. Il se souvint en effet qu’un des deux sages lui avait dit qu’il sentait la jacinthe hivernale... « Cela veut dire que tout ton être est en repos et que ton vœu le plus cher serait de vivre enfin l’amour ».

Vivre l’amour ? Voilà qui était bien étrange. Il lui semblait pourtant en couler un parfait, d’amour, avec son cher et tendre. Adrien ! Oh, mon dieu !

Alors qu’Antinoüs prenait congé des deux ancêtres, le jeune homme vacilla. L’image de son ami le tourmentait. Une nuée de questions tournoyaient dans sa tête. Il pensait bien trop peu à lui depuis qu’il était dans l’astral. Il s’injuria. Quel égoïste il faisait donc. Pas un moment il ne s’était demandé ce qu’Adrien était devenu. Que faisait-il à présent ? Craignait-il pour sa vie ? Il tenta de l’imaginer, assis sur une vieille chaise branlante, près de ce corps meurtri même plus habité par une âme. Adrien avait-il conscience que son amant cheminait entre les portes de la mort ? Idiot, n’est-ce pas ? Qui l’en aurait informé ?

Pendant que le dieu romain l’entraînait en dehors de l’igloo, il mesura la lourdeur de son choix. Vivre ou mourir ? Pourquoi vivre et pourquoi mourir ? S’il choisissait la vie, Adrien constituait-il un moteur suffisant pour cela ? Son cœur se serra amèrement dans le creux chaud de sa poitrine. Il se posa une question terrible : aimait-il vraiment Adrien ? Et si c’était le cas, qu’était-il prêt à créer pour lui ?

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