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5 septembre 2010

Roman philosophique : les portes de Neko (5)

"Les Portes de Neko" est un roman philosophique que j'ai écrit début 2010. Il décrit le voyage initiatique d'un jeune homo en terre des morts. Un voyage dont le but est de répondre à cette question : "quelle est sa place dans la grande tribu de l'arc-en-ciel ?"

Résumé des chapitres précédents :Suite à une violente agression, Antoine se retrouve dans le comas. Il se réveille dans un lieu étrange, situé entre la vie et la mort, Neko. L'être qui l'y accueille n'est autre que le dieu Antinous, compagnon de l'empereur Hadrien. Neko est une grande salle cernée de douze portes.  Antoine a déjà traversé deux d'entre elles. Ainsi, il a exploré les histoires d'amour homosexuelles de nombreux dieux et héros. Mais il a également rencontré le couple masculin père de l'humanité chez les Inuits.

NEKO

Les chats de Freya

Où l’on découvre, chez les Vikings, le flamboyant pouvoir des folles.

Une proue de drakkar ouvragée, noueuse sans être garnie de runes, ornait la porte qu’ils s’apprêtaient, à présent, à franchir d’un pas vif. Revenus de la froideur des pôles, Antoine et Antinoüs avaient à peine pris le temps nécessaire pour se reposer. La notion même de répit semblait, en outre, de nature équivoque en ces lieux qualifiés de « sommeil éternel ».

Les morts ne dorment pas, avait dit Antinoüs, ils apprennent !

Un vrai mensonge publicitaire, en somme. Repos éternel, mon cul, oui ! Pourquoi perdre son temps à aller à l’école sur Terre si, une fois mort, on passe son après-vie à apprendre je ne sais quoi ? Je vous le demande.

Le jeune garçon se reprit. Il n’avait strictement aucune idée du temps qui avait ruisselé sur la Terre depuis qu’il se trouvait ici. Il ne sentait rien de particulier. Non, toujours pas. Aucune douleur. Aucune envie surtout de rejoindre son corps. Une fois revenu à Neko, il avait rejoint le « truc mauve » qui lui servait de couche puis n’avait pas quitté des yeux cette étrange ouverture, assez basse, conduisant, à n’en pas douter dans le monde des Vikings. La porte au drakkar doré. Il ne l’avait pas encore aperçue jusqu’ici.

Tandis qu’Antinoüs priait devant le phallus noir, il se sentait rempli du désir de fouler ces gigantesques terres nordiques sans doute très différentes de celles, polaires, qu’il venait juste de traverser.

Il avait lu un jour, dans le livre d’un anthropologue, que les Vikings détestaient les homosexuels. Il s’agissait pour eux de la pire des catégories sociales. Nombre d’entre eux auraient d’ailleurs été assassinés. Si les homos étaient à ce point méprisés chez ces guerriers du Nord, pourquoi diable cette porte se dressait-elle ici, en plein cœur de Neko ? Qu’allait-il découvrir en la passant ? Allait-il assister à un meurtre crapuleux ? A quelle douleur terrible serait-il confronté une fois là-bas ? Il imagina une volée de folles tordues casquées de cornes roses, sodomisées par des épées ou étranglées sous l’effigie de Thor. Une pulsion étrange et morbide l’habitait. Il voulait voir. Il ne se souvenait plus de l’agression qu’il avait, paraît-il, subie. Il n’en gardait que des souvenirs épars, insuffisants pour soutenir son courage. Qu’avait-il réellement vécu ? Etrange tout de même, cette sensation de ne pas habiter son corps ou de l’avoir laissé, d’une certaine façon, en pâture aux médecins. Il se sentait lâche. Comme s’il était dépossédé d’une partie de sa vie. Bizarrement, et, peut-être, à cause de cela, il voulait assister à un acte homophobe. En être spectateur. Il avait envie de souffrir. Cette idée monstrueuse le faisait frissonner. Il ne pouvait, malgré tous ses efforts, la chasser. Elle demeurait en lui. Il était sûr que même les horreurs des nazis n’arriveraient jamais à la cheville de ce que les Vikings faisaient subir, eux, aux homos. Pourquoi pensait-il ça ?

Alors, il se leva. Il caressa, doucement, le drakkar couvert de feuilles d’or. Il se tint, là, debout, ivre d’envie et de fureur. Que pouvait-il lui arriver sinon cette mort qu’il ne craignait même plus ? Pourquoi s’en inquiéter, finalement ? Sa souffrance serait somme toute virtuelle, rien d’autre. Raison de plus pour l’affronter.

Il sentit le souffle discret d’Antinoüs, revenu juste à ses côtés. Il souriait. Il n’avait donc pas peur, lui non plus. Il rougit un instant de cette constatation idiote. Lorsque l’on est un dieu, on n’a finalement rien à craindre, pas vrai ?

Je veux retourner dans le nord, affirma-t-il d’une voix froide. Je veux appréhender ce que le peuple viking a à m’apprendre.

Qu’il en soit ainsi, rétorqua le romain sans bouger, la voix mielleuse, presque fleurie.

La porte s’ouvrit immédiatement sans qu’aucun des deux la poussât.

Comme à chaque fois, elle disparut en se refermant derrière eux.

Antoine regarda tout autour de lui. Ce n’était pas l’hiver. Aucune neige ne couvrait ces terres désertes entièrement tapissées de mousses. En revanche, un vent froid et humide leur sifflait aux oreilles, bien plus puissant encore que celui qui soufflait aux pôles. Deux corbeaux criaient dans le ciel, qui évoquèrent incontinent l’image d’Odin. Ils se posèrent sur une branche nue dont le garçon constata très précisément qu’elle bourgeonnait. C’était donc le printemps. Les deux oiseaux fixaient de leurs yeux noirs les nouveaux arrivants. Une bruine légère tombait du matelas gris qui s’étendait au-dessus d’eux. Il parvint à entendre, à travers les bourrasques, la rumeur de la mer qui roulait jusqu’à eux. Etait-il revenu sur la Terre, cette fois ? Le décor paraissait si réel. Dans un coassement sinistre, les deux volatiles s’envolèrent, laissant le jeune garçon seul avec sa question.

Antinoüs le précédait d’un pas bien décidé. Une fois encore, il semblait parfaitement savoir où ils marchaient. Il avait dû ouvrir les portes de Neko une bonne centaine de fois, et y trouver des choses plus qu’étonnantes. Pourtant, affirmait-il, il arrivait toujours qu’il fît des découvertes comme, par exemple, la Cathédrale des Trinités qu’ils visitèrent au tout début.

Cette fois, en revanche, le dieu romain ne s’attendait visiblement à aucune surprise merveilleuse. Ils approchèrent d’une maison basse, biscornue, agrippée à la roche, aussi sauvage et brute que la verdure naissante où elle semblait pousser. Elle se perchait au bord de la falaise, surplombant une mer déchaînée, toute hérissée d’écumes. Le dieu romain frappa sur une porte de bois sec, toute écaillée d’échardes. Une voix rauque, inquiétante, s’éleva, curieuse, de l’intérieur :

Hvem er det ?

Antinoüs, répondit le romain.

Inn, er åpent !

Le dieu ouvrit. Ils pénétrèrent alors dans un endroit humide, qui tenait, à vrai dire, plus de la vieille grange broussailleuse que d’une maison coquette réellement habitable. Une paillasse à moitié moisie reposait dans un coin. Antoine, observateur, remarqua un amas de tissus chamarrés ; lesquels la recouvraient. D’autre part, de très nombreuses couvertures aux couleurs perçantes ainsi que des toiles texturées, de toutes natures, pendaient aux poutres, comme dans l’attente de quelque chose. Il régnait, par ailleurs, une très piquante odeur d’urine. Il l’identifia aussitôt comme émanant de la dizaine de chats qui le fixaient, le regard jaune. Il avait toujours détesté ce genre de bestioles. Il les trouvait mesquines, sournoises, égocentriques.

Antinoüs, chère amie, que nous amènes-tu donc ?

Un personnage s’était levé, l’épaule chargée d’un des félins. Sa voix roulait vers eux, soudain aiguë et bienveillante, quoique un peu cajoleuse, voire taquine. Il portait un manteau épais, d’une longueur étonnante, dont des plumes de faucon surchargeaient l’encolure. La capuche également était énorme. L’ensemble, d’une sombre couleur bleue, brillait d’un éclat excentrique que relevait un collier de perles que l’homme portait au cou.

Il s’était approché pour le dévisager avec une curiosité qu’il ne tentait même pas de lui dissimuler.

Ce jeune homme appartient-il à la sombre troupe des défunts ou serait-il seulement en passe de l’être ? ricana-t-il.

Le dieu romain lui répondit sans exprimer la moindre indignation :

Ce garçon vit encore sur la Terre, si tu veux tout savoir. Toutefois, il se trouve dans le comas, ce qui explique, en partie, sa présence.

— Ouhla, quelle nouvelle étonnante ! Si je te comprends bien, il s’est donc détaché de son enveloppe matérielle et erre dans les mondes de l’astral, c’est bien cela ?

Errer n’est pas le mot. Disons plutôt qu’il profite simplement de sa venue dans la cité des âmes pour élargir ses connaissances.

Elargissons, élargissons, sourit la créature en contemplant les hanches d’Antoine. Si je ne me trompe, ce mignon invité est un ergi, n’est-il pas ?

Antinoüs se tourna vers Antoine afin de préciser :

C’est ainsi qu’on appelle les homosexuels dans sa langue.

Ah, pardon, je proteste, cracha l’étrange Viking. Ce serait bien trop simple. A mes yeux, les ergi sont avant tout des seidrmenn. Des praticiens de la magie de Freya. Et de celle de Loki.

Le nom de la déesse nordique déclencha de furieux mouvements dans la marée féline qui couvrait la maison. On y trouvait des chats de toutes naissances, du pelage le plus souple à la fourrure la plus râpée. La plupart dardaient des yeux jaunes et semblaient, à présent, avoir complètement détourné l’attention de leurs visiteurs. Ils affichaient, de fait, un mépris propre aux chats ; ils regardaient vers l’âtre où brûlaient des herbes séchées. Une odeur de poisson s’élevait d’un chaudron dont la puanteur suffocante rendait insupportable la quasi absence de fenêtres. A la réflexion, ce devaient être ces effluves infernaux qui agitaient les fauves.

Stoppe ! Jeg skal gi deg noe å spise ! rugit le mystérieux Viking qui s’était emparé d’une louche en bois. Il se mit sans délai à distribuer la nourriture à la hâte. Les bêtes affamées exprimaient une folie toute féline, miaulant, ronronnant, happant des lambeaux de poisson d’un claquement de canines. Un véritable déluge de poils et de feulements.

Asseyez-vous, fit-il encore, les deux mains pleines, en s’adressant, cette fois, à Antinoüs et à Antoine. Vous n’allez pas rester debout comme des proues de drakkar.

Le jeune homme, du même coup, en profita pour regarder autour de lui. Il frémit. Leur hôte était vêtu d’une bien étrange manière, autrement en tout cas qu’il ne l’imaginait pour les vikings. Outre le long manteau garni de plumes, une ceinture en peau d’ours lui entourait la taille. A en juger la qualité, ses chausses molles étaient de cuir, du veau probablement. Ou bien de la vachette. Quant à ses gants, il le craignait, ce devait être de la peau de chat.

Antinoüs, comme à son habitude, contourna la difficulté à trouver un endroit pour s’asseoir. Il se mit à nouveau à léviter, tranquillement, tel un grand maître ascensionné. Le jeune homme, lui, dénicha un coussin tout bariolé qui, le crut-il, devait jouer la fonction attendue. Il s’assit donc, en ressentant, tout de même, une très légère pointe d’agacement. Lui aussi aurait aimé flotter droit dans les airs. Mais sa nature d’ « être en transit » l’en empêchait visiblement.

Le nordique leur revint. Son visage, brun, imberbe, quoique ridé et noirci de fumées, irradiait de malignité.  Il devait être vieux. Très vieux même. On pouvait certainement se demander comment il avait survécu jusque là dans une culture aussi guerrière.

Je me doute bien, fit-il avec une moue pleine de dégoût, que ce jeune homme n’est en rien destiné aux folles furieuses du Valhalla. Ce n’est pas la magie d’Odin qu’il doit apprendre. Il n’a rien d’un guerrier.

Le Viking s’approcha, lui saisit le menton puis le fixa droit dans les yeux.

Sa magie sera celle de Freya, prononça-t-il comme une sentence. Je suis certain, mon enfant, que tu t’intéresses fort à la nature.

C’est…c’est en effet le cas, balbutia le jeune homme, dont la passion pour les documentaires d’Ushuaia n’était plus un secret au lycée.

Fort bien, je l’ai vu dans tes yeux, marmonna le vieillard d’un air très mystérieux.

Il s’assit sur une couverture encore plus usée que le reste.

Les pouvoirs de la grande déesse sont ceux de la nature, tu le sais, non ?

Antoine n’en savait fichtre rien mais crut plus adapté de faire semblant.

Le Viking, heureusement, sentit utile de s’expliquer :

La nourriture sacrée des dieux, c’est elle qui y pourvoit. Elle leur fait porter, chaque jour, la pomme qui leur assure la jeunesse éternelle.

Il jugea du regard l’intérêt de son interlocuteur avant de conclure, en tonnant de la voix :

Elle garantit aussi les récoltes des fermiers. C’est pour cela que nous, ses prêtres, sommes respectés. Tu comprends bien en quoi les gens nous apprécient sous des climats tels que le nôtre, fit-il en clignant de l’œil.

Antoine n’en croyait pas ses oreilles. De toute évidence, cette folle nordique se montrait loin de craindre la colère de ses semblables. Où se nichait l’homophobie dont il pensait les vikings habités ?

Elle se loge tout bonnement dans cette peur foudroyante que nous, les prêtres de Freya, nous inspirons, rugit le vieillard, flamboyant.

Visiblement, lui aussi pouvait lire les pensées. Il se leva alors pour s’emparer d’un chat qui ronchonna, tout de même, avant de s’installer, hautain, sur ses genoux pour le pétrir d’une patte alerte.

Les ergi sont doués d’aptitudes, on va dire, fabuleuses. Nous ne les partageons qu’avec les femmes ou ceux qui, disons le clairement, sont, euh, par leur nature,…prédisposés à les découvrir, minauda-t-il, l’œil torve. Les gens comme toi, en fait, mon jeune ami.

Pardonnez-moi, je vois mal de quelles…aptitudes vous parlez, murmura Antoine d’une voix toute hésitante.

Le Viking rit comme un orage, s’adressant à Antinoüs :

Voyez-vous ça, il ne sait pas ! Il ne voit pas de quoi je parle. C’est bien les jeunes du vingt et unième siècle, ça. Ils ont perdu tout contact avec le sens du sacré.

Ses doigts s’étirèrent suavement dans le pelage du chat et entreprirent d’en retirer de doux ronronnements extasiés.

Vous ignorez l’esprit qui est en vous, dit-il encore, amer. Les appels suppliants de la nature qui vous habite ne vous touchent plus. Voilà la vérité ! Vous y êtes sourds. Vous avez oublié jusqu’aux structures sacrées qui devraient être les vôtres. Votre siècle est celui des gay-prides, des mariages homosexuels ou des combats pour l’adoption. Vous vous perdez dans ces batailles, vous ne savez même plus qui étaient vos ancêtres. Qui, parmi vous, les honore encore ?

Nos ancêtres ?

Oui, vos ancêtres ! s’enflamma le vieillard. Ceux qui ont foulé cette planète avant vous. Je regrette de t’en informer, mon jeune ami, mais l’histoire des homos n’a certainement pas commencé avec les révoltes dites de Stonewall, ni avec les souffrances de la deuxième guerre mondiale, ni, encore moins, avec vos écrivains dandys.

Vous faites sans doute référence à… la société grecque, tenta Antoine qui essayait de se souvenir de ce qu’il avait vu dans la fameuse cathédrale.

Les grecs, la belle affaire ! se moqua le Viking. Comme si l’histoire de notre peuple se limitait aux écrits de Platon. Quelle idiotie ! Que fais-tu donc des hommes aux deux esprits ? Des travestis sacrés de l’Inde ? Des chamans de la Préhistoire ?

Le jeune homme dut admettre qu’il en ignorait tout.

C’est bien cela que je te reproche. Un peuple a un passé, une organisation et, surtout, un rapport au sacré. Nous n’échappons pas à cette règle.

C’est également le cas chez les Vikings ?

C’est principalement le cas chez les Vikings. Les prêtres de Freya incarnent toute une culture, un mode de vie, qui ne se limitent pas à nos contrées du Nord. Ah ça non ! On les retrouve partout, tu t’en rendras compte par toi-même. C’est pour cela que je l’affirme, avec l’aplomb et la fierté qui me caractérisent : la grande tribu de l’arc-en-ciel est la seule, à avoir recouvert le monde entier. C’est la seule, m’entends-tu bien ? La seule ! Elle y a répandu ses symboles et ses rites. Tous les humains homosexuels, partout, ont mis en route des cultes parallèles. Ils ont adopté dans chaque coin du monde des rituels semblables. Il y a une bonne raison à cela. Nous avons la même origine. L’homosexualité  fait partie de la nature de l’homme. Elle participe, depuis toujours, au bon fonctionnement du monde. Ce n’est pas la seule tolérance que vous devriez revendiquer. Vous devriez dire au monde que vous êtes juste…nécessaires !

Nécessaires ? C’était la deuxième fois que cette idée se présentait à lui ; elle continuait à le choquer. En quoi les homos seraient-ils nécessaires à la bonne marche du monde ?

Je suis navré de vous décevoir, commença Antoine, je ne vois vraiment pas en quoi nous serions… nécessaires comme vous dites. A moins que vous ne pensiez que les grands couturiers ou les fleuristes occupent une fonction importante au sein de notre société.

Le Viking encaissa la flèche en plantant davantage ses ongles démesurés dans la fourrure du fauve qui lui couvrait les genoux.

Tu ne vois pas ? reprit-il, en baissant la voix. Attends un peu. Je vais te montrer.

Le vieillard se défit du chat qui feula jalousement. Il s’en alla touiller la généreuse mixture infâme qui bouillonnait dans l’âtre puis il fouilla dans une pile de tissus. Il en sortit une misérable sacoche de peau qu’il posa sur la table encombrée. Avec une précision et une délicatesse de nymphe, il retira plusieurs objets qu’il étala précautionneusement.

Sur un geste de sa main, Antoine se leva de son vieux coussin tandis que le romain terminait sa lévitation tel une folle langoureuse sortirait de son bain. Tous deux le rejoignirent, l’un d’un pas lourd, l’autre en un trot léger. Le magicien des neiges était plus blême qu’une face de mime. Une étrange émotion semblait le submerger. Il caressait ses amulettes comme un vieil antiquaire, à la recherche, probablement, de souvenirs enfouis.

Les grands couturiers, comme tu les nommes, sont à mon sens les héritiers d’une très longue tradition, mon enfant. Ils méritent le respect, tous, autant qu’ils sont. Et certainement pas le dédain de freluquets de ton espèce.

Antoine tiqua. Ces héros de la haute couture, excentriques, éthérés, papillonnant au sommet de la mode, lui avaient toujours inspiré, au mieux de l’indifférence, au pire, un profond mépris. Il ne voyait en eux que le symbole d’une société pourrie de luxe, hyperconsumériste et viscéralement égoïste. Cette culture du paraître, de l’image lui donnait envie de vomir. Ce n’était apparemment pas le cas de ce sorcier nordique qui n’était toutefois pas, à proprement parler, l’archétype du glamour, lui non plus. Son nid d’aisance devait être infesté de puces. Quant à ses petits chéris, ils puaient littéralement.

De tous temps, et cela, dans la plupart des cultures, les homosexuels ont accompli des travaux de tissage, reprit l’homme. C’est le cas des ergi, bien sûr, mais également des hommes aux deux esprits qui peuplaient l’Amérique. Plus encore, on croyait fréquemment que les tissus par nous tissés se trouvaient investis de fabuleux pouvoirs magiques.

Le Viking désigna de la main la brassée de toiles bariolées, imposantes, pendues aux poutres ou accrochées aux murs.

Moi-même, poursuivit-il, j’ai réalisé de mes mains quantité d’étoffes chaleureuses qui ont habillé les notables du village. Ce n’était pas là le moindre de mes services, tu peux me croire. J’ai beaucoup voyagé en des temps plus anciens. Tu me diras que les peuples nordiques sont connus pour cela. A cette différence près que je ne naviguais pas. J’allais, moi, de village en village. Et à pied, s’il vous plaît.

L’idée de courir les chemins, dans ces contrées hostiles, relevait pour Antoine de la plus folle extravagance. Il aurait pu jurer que cet ancêtre était né là, qu’il y avait grandi puis y mourrait sans jamais avoir dépassé le périmètre de sa masure.

Non, mon ami. Tu te goures, comme on dit dans ta langue. J’ai parcouru les fjords et bravé maints hivers. J’ai eu le privilège d’élever mon seidjaller en des endroits inattendus.

Devant l’expression questionneuse du jeune homme, le vieillard précisa :

C’est une forme d’établis ou d’estrade ou bien encore de siège sur laquelle les ergi se perchent pour officier. Ils rassemblent les gens tout autour d’eux puis reçoivent les offrandes, La plupart du temps, ce sont des cœurs d’animaux qu’on leur donne.

Antoine réprima un hoquet de dégoût.

Nous y lisons l’avenir ou nous nous adressons aux dieux. Surtout, quand nous sommes là, assis, sur notre seidjaller , nous entrons dans une transe pour psalmodier nos chants. Le vardlokkur, comme il se nomme, dont dériverait le mot anglais « warlock » qui signifie « sorcier ». Et là, ah là, fit-il encore, avec une nostalgie non feinte, nous délivrons nos prophéties. Nous annonçons les prospérités ou bien les guerres, les naissances ou les morts. Nous nous transformons en faucon, ou en chat, et partons séjourner quelques instants dans la demeure des Ases, avant, bien sûr, de venir révéler aux hommes la volonté divine. Oui, mon enfant, les ergi, ces tapettes du pays des neiges, comme tu aurais envie de les appeler, sont, avant tout… des prophètes.

Il s’interrompit pour contempler son auditoire qui ne pipait mot. Même Antinoüs, qui avait dû, pourtant, en voir d’autres avec lui, était suspendu à ses lèvres. Seuls les chats affichaient leur dédain naturel, totalement étrangers aux discours de leur maître.

Au pied de l’arbre Yggdrasil se tissent nos destinées, ronronna-t-il de sous son encolure de plumes. Nous autres, tisserands du nord, savons comment nouer les fils, les démêler, en connaître l’origine et trouver où ils vont. Les ergi , mon ami, sont les dociles ouvriers des maîtresses du destin.

Je veux bien vous croire, affirma Antoine avec aplomb, en revanche, je vois mal en quoi cela concerne les générations actuelles.

Antinoüs tressaillit mais demeura muet.

Parce qu’aucun de vous ne consulte les oracles, peut-être ? s’emporta le vieil homme. Allons, ne me fais donc pas rire. D’ailleurs, nous ne sommes pas seulement des diseurs de bonne aventure comme tu le penses. Nous pouvons provoquer des guerres, ou les cesser, comme on casse une brindille. Nous pouvons engendrer la famine ou la prospérité d’un seul claquement de doigt. Nous avons la capacité de rendre un homme malade ou au contraire de le guérir. Nous détenons même les secrets qui soulèvent les tempêtes ou, à l’opposé, les apaisent. Tout cela fait partie de notre magie, de notre science, même, je devrais dire. C’est pour cela que nous sommes à la fois respectés et craints.

Le jeune homme ne cilla pas tandis que le Viking le regardait avec intensité.

Tu dois pouvoir répondre à présent aux réflexions que tu méditais tout à l’heure quand tu ouvris la porte.

Antoine trembla. Il se souvenait, en effet, avoir songé aux morts affreuses auxquelles on soumettait, paraît-il, les homosexuels chez les guerriers du Nord.

Tu as raison et tu as tort, reprit le vieillard. Ce n’est pas uniquement parce que nous sommes des « non-hommes », comme ils disent, que certains se livrèrent à de terribles massacres sur nos personnes. C’est également, peut-être même surtout, en raison du pouvoir que nous détenons. Nous n’avons pas d’épée ni de hache dans nos sacs. Mais nous semons la peur à notre façon. Les gens nous craignent. Freya est avec nous. Ils savent que nous pouvons affamer leurs enfants ou les combler de fruits. Ils connaissent également nos pouvoirs au combat. Les forces de l’invisible nous obéissent. Elles nous écoutent. Elles se rendent là où nous leur disons d’aller. Elles font ce que nous, nous leur commandons. S’il s’agit de détruire l’honneur d’un roi, ou, à l’inverse, de le restaurer, c’est nous qui décidons. Comprends-tu à présent la cause de cette phobie dont nous faisons l’objet ?

Le jeune homme opina. L’haleine chaude et nauséabonde du magicien l’enveloppait et le pétrifiait. A la vérité, il tenait peu de la tapette des neiges, comme il disait lui-même en son for intérieur, n’eût été ce boa de plumes ou ce collier de perles qui lui ceignaient, tous deux, le cou. L’esprit du guerrier s’exprimait, réellement, par ses lèvres.

Il est une autre raison pour laquelle on nous exterminait.

Il regarda avec amour une figurine usée représentant une femme toute entourée de chats.

Nous étions les derniers gardiens des traditions. Nous servions une déesse. Notre chère et vénérée et bien-aimée Freya. Elle est notre nourrice, notre bienfaitrice, notre protectrice. Nous continuions à l’honorer alors que les peuples vikings se détournaient des dieux pour célébrer le Christ.

Le Christ, poursuivit-il, après s’être interrompu quelques secondes. Par les dieux…Combien d’atrocités n’a-t-on pas commises au nom de ce grand dieu d’amour ? Comme si l’amour entre hommes était pire que la guerre. Dis-moi, mon jeune ami, que crois-tu qui soit préférable aux yeux bons du dieu gigantesque des Chrétiens ? Deux hommes qui s’aiment ? Ou bien deux hommes qui s’entretuent et se déchirent ? C’est désolant, je le déplore. Les papes et les prêtres qui les servent n’ont toujours pas compris que, par leur nature si merveilleuse, les homos expriment juste une vérité profonde. L’amour entre hommes est de loin supérieur à la haine ou même à la compétition.

Il s’interrompit quelques secondes, songeur.

Sais-tu que les Vikings croyaient que toutes les neuf nuits nous partions à….la chasse aux hommes ? dit-il encore d’une voix taquine.

Antoine ne voyait pas comment il aurait pu le savoir.

Cela doit t’évoquer quelque chose, non ? N’est-il pas dans ton entourage d’homme mystérieux et sensuel, appréciant nuitamment de se glisser dans la fumée des bars pour y trouver sa proie ? 

C’est plutôt masculin, ça, non ? Même les hétéros font cela.

Pas comme nous, non, pas comme nous, je regrette. Nous avons un tout autre rapport à la nuit. Vois-tu, dans ces étreintes furtives, ces abandons d’un soir auxquels certains se livrent, je vois fleurir ma descendance. Oui, je perçois en eux mes héritiers. Même la plus folle des panthères roses peut devenir un loup. Les Vikings savaient bien tout cela. Il est probable d’ailleurs que cela soie à l’origine de ces légendes de loup-garous très courantes dans ton monde.

Le magicien retourna un instant à son chaudron dont il remua le contenu, en secouant la tête. Il marmonnait des choses totalement inaudibles. Antoine jeta un œil perplexe sur Antinoüs qui souriait.

Dis-moi, enfant du vingt et unième siècle, connais-tu des ergi célèbres ?

Antoine dut bien admettre que non.

On ne vous apprend donc rien à l’école, rumina le sorcier.

Sans doute, approuva le jeune homme, qui se souvenait que cette phrase-là, il l’avait déjà entendue des lèvres d’Antinoüs. Etait-ce donc de sa faute à lui si l’histoire des homos ne figurait en rien dans les programmes scolaires ?

Le magicien revint à eux pour replonger dans ses souvenirs.

Les sagas racontent un bien triste épisode qui frappa notre peuple. Veux-tu l’entendre de ma bouche ?

S’il vous plaît, oui. C’est pour cela d’ailleurs que je suis venu.

Hmmm. C’est bien vrai, enfin, seulement en partie… Tu es venu aussi pour autre chose… Cependant, tu l’ignores encore, ajouta le viking, non sans mystère. Bref donc, je t’invite à présent à remonter le temps, vers cette époque terrible où les peuples du Nord faisaient trembler le monde. Au neuvième siècle, la Norvège eut un roi, nommé Harald Belle Chevelure. Harald Ier si tu préfères. Celui-ci n’appréciait guère que son fils, Ragnvaldr Rettilbeine était devenu, selon l’expression consacrée, un ergi. Pour ainsi dire, il méprisait les homosexuels, en même temps que les magiciens. Tant et si bien qu’il envoya son fils, Erik à la hache sanglante, sur les terres froides de Hadalandia où son enfant maudit vivait en clan avec d’autres praticiens de la magie de Freya. Ce fut, comme tu peux t’en douter, un massacre épouvantable. Sur les ordres de son père, Erik fit carrément brûler son demi-frère Ragnvaldr vivant, ainsi que quatre-vingt autres seidrmenn.

Antoine frémit à cette évocation.

— Ragnvaldr n’est pas le seul avoir embrassé les flammes. Eyvindr Kelda est un autre ergi bien connu, poursuivit le vieillard. Il vécut, lui, au dixième siècle. Il pratiqua également le seidr . Pour cette raison, il fut conduit au roi Olaf Tryggvason, un des petit-fils de Harald Ier. Celui-ci n’était pas mieux disposé envers les gens de notre espèce, crois-moi donc sur parole. Il fut en fait un des premiers rois scandinaves à se convertir à la foi du Christ. Le traître. Sa plus grande joie consistait à sacrifier les païens à leurs propres dieux. C’est ainsi qu’un beau jour, il invita Kelda et d’autres fils de la déesse Freya à un banquet. Quand tout le monde eut bien mangé et fut ivre, il fit fermer les portes de la grande salle pour y bouter le feu. Oui, le feu, une fois encore. Kelda, toutefois, en réchappa, avec d’autres qui s’enfuirent avec lui. Olaf, qui ne manquait certes pas d’obstination, leur envoya des poursuivants. Quand ils furent capturés, on les attacha à un rocher, à Karmoy, près de Haugesund, où ils périrent noyés, cette fois, sans plus aucune chance d’échapper à la mort. Ce lieu sinistre porte aujourd’hui le nom de Skrattasker. Le mot skratta désignant à la fois une créature ensorceleuse et bien souvent hermaphrodite…

Le magicien se tut tandis qu’Antoine observait dans son cœur brûler les flammes monstrueuses. Il entendait les cris affreux de ces hommes affolés, livrés sans la moindre pitié, aux flots tueurs. Les prêtres de Freya.

Les livres en parlent peu, soupira le sorcier. Il n’en est pas néanmoins vrai qu’un nombre impressionnant d’homos de par le monde ont péri dans les flammes, tout au long de l’histoire. D’où, vraisemblablement, le mot anglais « faggot » par lequel certains les désignent. Ou, peut-être même, le mot « drag queen » qui rappelle le dragon. Voilà en tout cas, selon moi, un génocide auquel les historiens consacrent trop peu de leur recherche.

Il aura l’occasion d’y réfléchir plus tard, fit Antinoüs d’une voix blanche, apparemment, aussi, très sûr de lui.

Sans doute, marmonna le vieillard, l’œil rêveur. Il faut que la jeunesse soie confrontée à la mémoire et aux horreurs qu’elle entortille dans ses filets.

Mais comment se fait-il que vous soyez vivant ? questionna Antoine dans un sursaut. Seriez-vous le dernier des ergi ?

Absolument pas non, fit le viking en souriant. Des ergi, il en demeure encore de par le monde. Très peu sans doute, cependant il en reste. Si tu veux tout savoir, je ne suis personne d’autre que leur ange gardien.

Le sorcier se leva, une fois encore, pour s’approcher d’Antoine. A nouveau, il sentit sa chaleur, peut-être même une odeur, mélange acide de sueur froide, d’herbes sèches et de vieux poisson.

Je souhaite t’offrir un présent, dit-il alors doucement.

Le jeune homme le fixa, étonné. Le viking fouillait dans sa poche. Soudain, il en tira sa main noueuse, les doigts serrés sur un objet qu’il ne pouvait pas voir.

Tends ta main, lui murmura-t-il.

Antoine, donc, la tendit, avec, il faut bien le dire, un peu d’appréhension. Il sentit les ongles du vieillard lui gratter le creux de la paume, rien de plus. Et pour cause. L’objet qu’il venait de lui offrir avec tant de gravité n’était rien d’autre qu’un pépin de pomme. Bien, ça alors. Jamais personne ne m’a donné un cadeau aussi rat ! pensa-t-il.

Le magicien du Nord le serra dans ses bras :

Garde ton insolence. Elle est ton arme la plus précieuse face à la cruauté du monde.

Antinoüs se rapprocha. Aux gestes qu’il déployait, le jeune homme comprenait qu’il était temps à présent de prendre congé du vieux viking. Il détourna le regard, perplexe, cherchant des yeux un bon prétexte pour demeurer ici encore quelques instants.  C’est alors qu’il s’aperçut qu’un des félins, étrangement, le fixait. Il lui sembla, de plus, être capable de lire ce qu’il pensait. En l’occurrence, ça le surprit, pas uniquement parce que le chat était doué d’intelligence mais, surtout, car il s’adressait à lui :

Ce que tu détestes le plus chez nous, c’est également ce qui te dérange chez toi : la grâce, la sensualité, voire une forme d’égoïsme. Nous te ressemblons. C’est pour cela que tu nous hais.

Ce fut tout. Bref mais étrange ! Gracieux ? Il ne songeait en aucun cas que l’adjectif le décrivait. Pas plus que sensuel, d’ailleurs. Quant à l’égoïsme évoqué par le félin… il songea à nouveau à Adrien. C’est vrai qu’il avait l’art de le faire tourner en bourrique, le pauvre. Son amant s’avérait, très certainement, bien plus généreux, bien plus attentionné qu’il ne l’était pour lui. Il le comprit. Il en eut mal. Des deux, actuellement, c’était certainement lui qui souffrait le plus, lui qui veillait sur un demi-cadavre. Alors, en un clin d’œil, tout ce décor rustique disparut de sa vue. Plus de viking, plus de chaudron, plus de tentures, ni même de chats. Le phallus de Neko se remit donc à flamboyer, et Antoine eut mal dans le coeur.

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