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19 septembre 2010

Roman philosophique : "les portes de Neko" (7)

"Les Portes de Neko" est un roman philosophique que j'ai écrit début 2010. Il décrit le voyage initiatique d'un jeune homo en terre des morts. Un voyage dont le but est de répondre à cette question : "quelle est sa place dans la grande tribu de l'arc-en-ciel ?"

Résumé des chapitres précédents :Suite à une violente agression, Antoine se retrouve dans le comas. Il se réveille alors dans un lieu pour le moins étrange, situé entre la vie et la mort, et dénommé Neko. L'être qui l'y accueille se prénomme Antinous, le compagnon divinisé  de l'empereur Hadrien. Neko est une grande salle cernée de douze portes.  Quatre d'entre elles lui ont déjà délivré leurs mystères, en lui révélant les amours homosexuelles d'anciens dieux, l'étonnant paternité d'un couple mythologique masculin chez les Inuits ou encore le pouvoir des homosexuels chez les Vikings. La visite d'un temple indou vient de le confronter aux fonctions sacrées d'hommes travestis servant la déesse Yellamma.

Winkte

Où l’on rencontre, venus du fond des âges, les incroyables chamans aux « deux-esprits ». 

Antoine n’oublierait pas, bien sûr que non. L’image du jogappa flottait encore en lui, tournoyant d’une allure suave, l’œil langoureux, au cœur de son nuage d’étoffes. Avec lui, c’étaient les travestis sacrés du monde entier qui entraient dans la danse. Antinoüs les avait tous évoqués, avec infiniment de soins et de détails, les uns après les autres, pendant qu’ils demeuraient emmitouflés dans la pourpre chaleur de Neko. Antoine se les représentait fort bien à présent. Oui, c’était vrai, il avait exprimé sans vergogne la haine sauvage qu’il éprouvait à l’égard de nos drag queens modernes. Cela n’empêchait pas qu’il ressentait un mélange de respect et de fascination pour leurs ancêtres. Des ancêtres, pas seulement venus d’Inde, mais d’ailleurs également. Ils rejoignaient le jogappa, lui emboîtaient le pas, conjuguaient leur ferveur à la sienne. Antoine les voyait dans son âme. Il les inventait. Pour tout dire, il les admirait. Tous. Les mukhannath arabes, distribuant des prophéties au gré de leurs mouvements. Les kocek également, d’origine turque, dont les déhanchements ancestraux s’enracinaient dans les profondeurs d’anciens cultes oubliés voués à la Déesse. Les fanatici les suivaient, sortis des ténèbres de l’oubli. Antoine, comme beaucoup d’autres, n’avait jamais entendu parler de ces prêtres antiques de la déesse Mâ.  Antinoüs les invoquait avec une émotion sincère. Ils appartenaient, après tout, à sa propre culture, à travers la furieuse Bellone. De son vivant, ils les avaient même admirés. Jaillissant de ses phrases, titubant dans ses mots, ils avançaient, drapés  dans leurs robes noires démesurées, coiffés de perruques blondes. Ils s’immergeaient dans une transe sanglante éprouvante, magistrale, se mutilant à coups de hache, dansant sans s’arrêter.  Le sang giclait de leurs multiples plaies ouvertes. Ils en couvraient des effigies de leur divinité, la constellant de cicatrices et de dégoulinades furieuses. Soufis et prêtres de Kali les rejoignaient dans ce fabuleux tourbillon. Tournoyant. Tournoyant. A en devenir soûls. Ensemble, ils reformaient un cortège d’anges, glorieusement  multiculturels, aux ailes pluricolores. Fascinants. Terrifiants. Intensément éternels. 

Après leur discussion, Antinoüs tint à le laisser seul pour quelques brefs instants. Le garçon ignorait où il s’était rendu. Il savait juste qu’il avait disparu de la salle au phallus, brutalement, sans mot dire, sans effet visuel de studio. Il s’était curieusement évanoui en une fraction de seconde.

Lui-même en profita pour se plonger dans les délices de l’étroit matelas mauve. Il s’endormit sans même s’en rendre compte. Il en fut bien surpris en s’éveillant. Il croyait au contraire que dans l’astral, on ne dormait jamais réellement ! A son réveil, le dieu romain méditait à nouveau à ses côtés. Il lui expliqua patiemment que ce sommeil n’en était pas vraiment un. Antoine était juste retourné, pour quelques heures, à l’intérieur de son douloureux corps physique, rien de plus. En effet, demeurer trop longtemps dans l’astral équivaut tout bonnement à mourir ici-bas. Ce qui, dans le cas bien précis d’Antoine, était tout simplement prématuré.

— Les voyageurs de l’astral, comme on les nomme, ne transitent jamais très longtemps ici, commenta le dieu. Il arrive toujours un moment où leur corps les rappelle. C’est ce qui s’est passé pour toi, finalement.

Le jeune homme exprima sa surprise. Il ne gardait aucun souvenir de son retour sur Terre. Combien de temps était-il retourné dans son corps, il l’ignorait. Apparemment, il n’était toujours pas sorti du comas. Il se demanda alors depuis quand sa carcasse reposait dans cette chambre sordide. Hélas, pour lui, même son guide n’en savait rien. Pourquoi cet hôpital devait-il être sordide, d’ailleurs ? Il n’avait aucune idée, au final, de ce à quoi il ressemblait.

Les évènements, ensuite, se précipitèrent joyeusement. Constatant qu’il avait voyagé dans le Nord de l’Europe ainsi que dans le Sud de l’Inde, Antoine se moqua gentiment :

— Et les indiens, quand Christophe Colomb les a découverts, ils avaient des pédés, eux aussi ?

Car somme toute, après l’Europe et l’Inde, pourquoi pas les Etats-Unis d’Amérique ?

Bien oui, ils en avaient.

Pire encore, ils en ont toujours.

Antinoüs, à ces mots, avec la grâce antique, légèrement nonchalante qui le caractérisait, lui désigna une nouvelle porte, garnie, cette fois, d’un piège à rêves. Antoine avait derechef reconnu cet objet. On en trouve plein les magasins de déco bon-marché. Etrange tout de même, les portes de Neko ne conservaient jamais leurs ornements. Par exemple, celle qui les avait conduits jusqu’au Viking portait une proue de drakkar remarquable en guise de décoration, il s’en souvenait parfaitement. Il avait beau, à présent, chercher autour de lui, il ne la retrouvait pas.  Elle était tout bonnement disparue.

— Les portes d’ici ne conduisent pas toujours au même endroit, révéla le dieu. Elles t’amènent juste là où il est bon que tu ailles, c’est tout.

— Intéressant ! Puis-je savoir qui décide de ce qui est bon pour moi ? demanda le garçon d’une voix aigre.

— Toi et toi seul, conclut Antinoüs qui n’avait guère envie de l’embarquer sur ce terrain, en tout cas pas pour le moment. Pour clore toute discussion sur le sujet, il ouvrit lui-même le passage, entraînant Antoine à sa suite.

— Tu veux voir des Indiens pédés, tu vas en voir, déclara-t-il, non sans humour.

A peine eurent-ils franchi l’ouverture mystérieuse qu’ils échouèrent, non pas dans la campagne grandiose américaine, mais dans un fort modeste chalet en bois.

Le Sioux qui les accueillit ressemblait peu à l’idée que le garçon s’était construite dès son jeune âge des Indiens d’Amérique. Pas de plume, non. Ni de gilet piqué de poils de porc-épic. Et encore moins de calumet fiché entre des lèvres pincées. La seule chose qu’il semblait concéder aux traditions vestimentaires était ce chignon noir qui pendait dans son cou. En revanche, sa chemise à carreaux, sa paire de jeans usés, ses bottes boueuses,  son chapeau de cow-boy texan, tout cela l’éloignait de l’image pittoresque de « Danse avec les loups ».

— Mon nom est «Ourse lunaire », dit-il en leur serrant la main, sans s’étonner le moins du monde de leur présence chez lui. La magie de Neko sans doute.

« Ourse lunaire ». Antoine ne comprit pas tout de suite que ce nom était féminin.

— Je suis un winkte, poursuivit le sioux. Un être aux deux esprits, comme la plupart des gens nous nomment.

Où diable avait-il donc déjà entendu ce mot ? Ah oui ! Il s’en souvenait. C’était chez le Viking. Il n’avait pas relevé sur le moment. Toutefois, cette appellation exotique avait dû se nicher quelque part dans sa tête ; il songea que, s’il était arrivé ici, c’était sans doute pour mieux appréhender sa signification.

L’Indien leur révéla qu’il était mort à la fin des années 90. A un âge respectable vu qu’il était, en fait, né bien avant le vingtième siècle. Il avait donc, quand même, presque 100 ans lorsqu’il partit rejoindre la terre de ses ancêtres.

— Pourtant, je vous l’assure, j’aurais bien voulu assister au bug de l’an 2000, plaisanta-t-il avec tendresse. Hélas pour moi, notre Grande Mère m’a rappelé plus vite que prévu.

Plus vite que prévu ! Voire ! Son aspect différait de celui du Viking et des autres. En réalité, il était beaucoup plus lumineux. Son visage rayonnait d’une lumière presque bleue, qui jaillissait de lui en folioles innombrables. L’endroit lui-même vibrait de couleurs étonnantes qu’Antoine ne se souvenait pas d’avoir jamais vues quelque part. La tanière de l’Indien lui était confortable, malgré son dépouillement. Tout semblait si léger, si paisible, si agréable à vivre. Il jugea du même coup qu’ils devaient se trouver bien loin du monde de la matière. Il le sentait à l’impression d’apesanteur, de douceur même, qui l’avait immédiatement envahi en arrivant ici. L’Indien ne vaquait à aucune occupation. Il était là, c’est tout. Disponible. Totalement désincarné, en fait.

— Ce mot étrange, winkte, c’est par ce nom que votre peuple désigne les homosexuels, c’est ça ? s’enquit Antoine, frétillant d’impatience.

— Ce n’est pas tout à fait vrai, même si c’est un peu cela quand même, admit l’Indien.

Allons donc. Voilà qu’ils repartaient pour une volée d’explications aux contours nébuleux.

— Il est bien plus vrai d’affirmer que certains hommes dans la tribu ont des rapports homosexuels sans être des winkte pour autant, ajouta le sioux.

Pan dans les dents ! Voilà qui était prometteur. Antoine fixa Antinoüs d’un air vainqueur. Il avait donc raison, finalement. Le dieu, lui, se trompait. L’Indien semblait rejoindre sa version personnelle des choses. On peut parfaitement défendre l’argument qu’il existe, bel et bien, des RELATIONS homosexuelles. Pas forcément des ETRES. Encore moins de COMMUNAUTE. Il jubilait. Le dieu romain, toutefois, ne réagit pas même d’un cil. Il flottait dans l’air sereinement, comme d’habitude, un vrai nuage ! Il avait annoncé en arrivant chez le Sioux que cette fois-ci, il n’interviendrait en rien. Il ne parlerait pas. D’abord, parce qu’il souhaitait que son jeune protégé profitât entièrement des enseignements du vieil Indien. Et de lui seul. Ensuite, parce que lui-même n’avait pas souvent l’occasion de fréquenter les terres occidentales. Pour tout dire, il n’entendait pratiquement rien aux gens du Nouveau Monde, prétendait-il.

— Ma sagesse est celle de ce que l’on nomme pudiquement l’Ancien Monde. Je connais bien l’Europe, l’Asie et un bout de l’Afrique.  Toutefois pas les Amériques, j’en suis fort désolé !

Le jeune garçon avait manifesté son étonnement avant de se souvenir que son guide, après tout, était romain. Il était sans doute bien normal que sa culture se limitât à celle des terres anciennes.  Et ce, même s’il avait suivi le cours progressif de l’Histoire, ses soubresauts, ses guerres ainsi que la plupart de ses conquêtes.

— Comment traduiriez-vous alors le nom winkte  ? poursuivit Antoine, revenant à ses préoccupations.

— On peut le diviser en deux, fit le Sioux, songeur. Le mot « win » signifie « femme » dans ta langue. Tandis que « kte » est un suffixe qui désigne le futur. Certains disent même que c’est une contraction de « winyankteca ». Je crois qu’il serait parfaitement exact de traduire le mot winkte par « sera femme », tout simplement.

Antoine frémit. Encore une référence féminine. Il en avait soupé de ne croiser que de pseudo-gonzesses. Il rêvait d’ours poilus et de mecs bien gaulés. Tout, sauf, ces espèces de tapettes. Elles commençaient à le soûler.

C’est donc avec une sorte d’acidité qu’il grinça, nerveusement :

— Je ne vois là aucun rapport avec les homosexuels. « Sera femme », cela me semble être une définition plus proche de la transexualité, ne trouvez-vous pas ?

Le Sioux le dévisagea, visiblement amusé. Antinoüs, quant-à-lui, restait muré dans son mutisme. Aussi imperturbable qu’un bout de marbre. L’Indien chercha ses arguments.

— Vous autres, Occidentaux, vous identifiez la sexualité en termes de désirs et de genres, commença-t-il. On est soit homme, soit femme. Et on désire soit l’un, soit l’autre.

— Cela me semble assez proche du réel, ne croyez-vous pas ? Si on excepte, bien sûr, les hermaphrodites. Cela dit, ils ne me paraissent pas constituer une tranche des plus importantes de la population.

— Tu en oublies les autres, pardonne-moi. Ceux qui, parmi vous, se sentent femme mais possèdent un corps d’homme. Ou l’inverse.

— Vous parlez des transexuels, je suppose. Je vous avoue que cette problématique, je la maîtrise très peu, avoua Antoine.

— Parce qu’elle ne te concerne pas directement, ajouta l’Indien. D’ailleurs, en l’occurrence, ce n’est pas non plus de cela que je veux te parler. En fait, ceux que nous appelons les « deux esprits » appartiennent aux deux genres. Ils sont à la fois « homme » et « femme ». Tout réside dans le « et ». Alors que ta civilisation se contente du « ou ». Sur les documents administratifs, vous devez absolument choisir. Vous devez cocher la bonne case. Mâle ou femelle. Ce n’est pas notre cas à nous. Nous sommes ce que vous nommeriez sans doute…le troisième sexe.

— Mais…balbutia le jeune homme. Vous êtes quand même un homme. Enfin, je veux dire, vous avez…

— Un pénis, oui, absolument. Mon corps est masculin. Enfin, celui que j’avais quand j’étais vivant, plaisanta-t-il. Cela dit, remarque bien, je t’ai parlé de « deux esprits », non de « deux corps », ni  de « deux sexes ». Nous sommes juste « deux esprits ». Cela veut dire que nous sommes habités à la fois par l’esprit de l’homme et par celui de la femme.

— Dans ce cas, pourquoi diable vous nomme-t-on « sera femme » ? rétorqua le garçon, très perspicace.

— Tout simplement parce que certaines personnes de notre peuple pensent que, dans une vie future, nous reviendrons sous la forme d’une femme.

Une vie future ? L’idée perturba le jeune homme. Même si, en l’occurrence, elle s’était déjà présentée à lui chez les Inuits, lui semblait-il. Il la chassa tout aussitôt, en même temps que celle, encore plus perturbatrice à ses yeux, de « sera femme ». « Deux esprits », répéta-t-il, interloqué. Cette notion l’intriguait.

— Dans notre société, les hommes côtoient bien peu les femmes, dit le Sioux avec douceur. D’ailleurs, si tu y réfléchis bien, c’est un peu le cas également dans la culture des blancs. Bien que cela se manifeste très différemment. Admets-le : les femmes se retrouvent volontiers entre copines. De la même façon que les hommes vont boire un verre avec leurs potes. Les deux communautés se croisent peu finalement.

— Vous délirez ? J’ignore ce qu’il en est chez vous, mais chez nous, la mixité est des plus répandues, à la fois à l’école et sur les lieux de travail. On la juge même nécessaire.

— Je ne le nie pas, mon jeune ami, je ne le nie pas. Je veux juste souligner que les relations entre homme et femme ne sont pas toujours si aisées. Un blanc n’a-t-il pas écrit justement que les hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus ?

— Epargnez-moi ces clichés pathétiques, je vous prie, soupira Antoine.

— A ta guise. Toutefois, il est une chose que tu pourras difficilement nier. Beaucoup de mecs te diront qu’il leur est difficile d’avoir une « amie » femme. Il arrivera toujours, affirment-ils, un moment délicat où leur relation deviendra, nous allons l’exprimer de cette manière, « frappée par l’empreinte du sexe… » En clair, un des deux aura forcément envie de coucher avec l’autre.

— Ce n’est pas vrai, se défendit Antoine. J’ai plein d’amies ; je n’ai aucune envie de les basculer dans mon lit.

— En effet, constata l’Indien d’un air ravi. Il y a d’ailleurs une excellente raison à cela.

— Ah oui ? Et laquelle, je vous prie ?

— Tu es homosexuel.

— Cela n’a rien à voir.

— Bien sûr que si, poursuivit le Sioux, imperturbable. Beaucoup de femmes adoreraient disposer d’un ami tel que toi. Le genre de type qui ne tente pas de les déshabiller dans l’ascenseur… Comprends-tu ?

— C’est un cliché honteux, fulmina le jeune homme.

— C’est une réalité, je regrette. Non un cliché. Notre peuple l’a d’ailleurs rendue officielle par le statut de « deux esprits ». N’en est-il pas, d’ailleurs, parmi vous, qui prétendent que les gays sont les meilleurs amis des femmes ?

— Je suis désolé,…je ne vous comprends pas où vous voulez en venir, s’inquiéta Antoine qui avait bien du mal à établir le lien entre sa propre culture et celle des Indiens d’Amérique. Les homos ne se considèrent pas comme « également femme ». Ce sont juste des hommes qui aiment les hommes, c’est tout !

— Laisse-moi t’expliquer mieux, dans ce cas. Ecoute. Le « deux esprits » détient un double privilège aux yeux de la communauté.

— Ah oui ? Lequel ?

— D’abord, c’est le seul homme autorisé à fréquenter le cercle des femmes. Elles lui ouvrent une place gracieusement où il s’empresse de partager leurs tâches. Par exemple, il apprend à tisser, à fabriquer des vêtements, à préparer la nourriture.

Antoine ricana. Le tissage, la couture, la popote ! Rien ne lui serait donc épargné. Il se serait cru dans une chanson pour vieille folle nostalgique. Quelle blague ! Cet emplumé, qui ne l’était même pas soit dit en passant, n’avait-il donc rien d’autre à lui apprendre que ces fadaises ?

— C’est aussi la seule femme à pouvoir fréquenter le cercle des guerriers, poursuivit le Sioux.

— Mais bon sang, de qui parlez-vous ? Du winkte ? Allons donc, ce n’est pas une femme, vingt dieux ! Vous aviez quand même une bite, merde, du temps de votre folle splendeur, non ?

— Il est vrai ! Bien qu’à nouveau le corps physique n’ait rien à voir avec le corps social. Si, biologiquement, je fus homme, socialement, je fus homme en même temps que femme, voilà la vérité que tu refuses d’entendre. Le winkte ne fréquente donc pas seulement le cercle des femmes. Il côtoie également les hommes. Il a le corps d’un homme après tout. En conséquence, il est amené à effectuer également leurs tâches. Comme la chasse ou la guerre. Nombre de deux esprits ont accompli de grands exploits guerriers, tu sais ? Bardache Jim, par exemple, pour ne citer que lui, bien qu’il n’était pas du tout sioux. Et d’autres, aussi, qui poussèrent à la fuite des troupes entières de combattants par la seule force de leur chant.

— Si je vous comprends bien, vous établissez une sorte de…de lien entre les hommes et les femmes, fit Antoine qui tentait de se calmer.

— Précisément. Un de nos rôles est de faciliter la communication entre eux, mon cher Antoine. Nous pouvons expliquer à chacun d’eux les attentes de l’autre. Cela nous confère un statut privilégié, tu ne trouves pas ?

— Sans doute. Néanmoins, je ne vois pas en quoi « votre » réalité rejoint la mienne.

— C’est normal, rugit Antinoüs, sortant de sa réserve. Tu ne vois jamais rien. Tu ne percutes pas. Tu ne réfléchis pas.

Le Sioux soupira.

— Allons, mon garçon, essaie donc de comprendre. Toi-même, lorsque tu fréquentais le lycée, n’étais-tu pas souvent en compagnie des filles ?

— En effet, oui, toutefois…

— N’as-tu jamais senti de jalousie de la part des autres garçons ? l’interrompit le sage indien. Des gars totalement incapables de s’adresser aux copines, par exemple. Des mecs patauds qui, quand ils approchent d’une nana, louchent davantage sur leur poitrine que dans leur tête à eux afin d’y dénicher un sujet de conversation. Tu comprends ce que je veux dire, je suppose ?

— Je pense que oui, sourit Antoine qui se souvenait fort bien d’un passage amusant au lycée. Un de ses bons amis l’avait pris par l’épaule et avait constaté : « Tu es toujours avec les filles. De quoi elles parlent ? Elles causent de nous ? Comment tu fais pour bavarder avec elle avec tant d’aisance ? »

Il n’en savait rien, à la vérité. Il le faisait, c’est tout. C’était une chose somme toute assez naturelle pour lui. Il se sentait à l’aise pour discuter avec des femmes, peut-être même davantage qu’avec d’autres hommes. En clair : il avait tendance à juger limités les sujets de conversations de ces derniers, qui tournaient invariablement autour du même trio : sexe, jeux vidéos et sport. Bon, peut-être le cinéma et la musique aussi, et encore ! Ah non, quand même, il y avait aussi les questions d’examen. C’était à peu près tout ! Heureusement qu’il pouvait parler de foot-ball. Sinon, il se demandait de quoi il aurait pu s’entretenir avec eux.

— Tu as compris, je crois, pourquoi on nous appelle les « deux esprits », conclut le Sioux. Cette expression affirme que nous sommes simplement capables de comprendre l’un et l’autre des deux sexes. Surtout , que nous appartenons à chacun d’entre eux.

L’Indien se leva soudainement pour regarder dehors. Comme la plupart des âmes passées dans l’au-delà, il avait recréé, au beau milieu de la cité des trépassés. un lieu où il se sentait bien. Une cabane. Un chalet. Totalement en rondins de bois. Le contraste par rapport à la masure du Viking saisissait. Il y régnait un ordre presque impeccable. A part une couverture dans laquelle il aimait s’enrouler, rien ne traînait sur le sol. Antoine, peu à peu, retrouva son calme. Cet homme ne lui était finalement pas désagréable. Il pouvait bien prétendre qu’il appartenait aux deux sexes, rien dans son habillement, finalement, ne le suggérait. Etait-ce toujours le cas chez les gens comme lui ?

— Non ! Chacun a sa manière de vivre, de se vêtir. La plupart aiment combiner des accoutrements d’homme et des bijoux féminins. Ils composent de la sorte des vêtements intersexués qui tiennent à la fois de la robe et du pantalon. Certains poussent même l’extravagance jusqu’à porter des moitiés de vêtement, ce qui donne lieu à des images cocasses.

Le jeune garçon tenta de les imaginer. Personne ne pourrait s’habiller de la sorte dans les villes d’Europe. Etait-ce un bien ou un mal ? Il l’ignorait.

­— Là encore, tu te trompes, constata Ourse Lunaire. Les femmes occidentales mêlent beaucoup plus facilement féminité et masculinité dans leur façon de s’habiller. Par contre, les hommes ne le font pas. C’est sur cet aspect-là des choses que je t’invite à réfléchir.

Antinoüs avait repris sa pose imperturbable ; il paraissait, ainsi vu de l’extérieur, plongé dans une méditation intense.

— Tu sais, wasicun, le peuple des êtres aux « deux esprits » est large et très diversifié, ajouta l’Indien.

— Que voulez-vous dire ?

— En vérité, le monde en est rempli. Ce sont même vos plus lointains ancêtres. Ce sont eux qui ont formé la grande tribu qui est la vôtre, ne l’oublie pas. Ils sont partout. On en trouve sur chacun des continents. Les Navajos les nomment nadle . Leur esprit guide porte d’ailleurs ce même nom. On raconte que c’est lui qui leur apprit comment planter le maïs et la pastèque. Il leur a enseigné la poterie également. C’est lui aussi qui inventa la jarre, la brosse à cheveux et les bâtons sourciers. On dit parfois que cet ancien si vénérable portait une fabuleuse tunique aux couleurs de l’arc-en-ciel. Ce n’est d’ailleurs pas l’unique référence rainbow que l’on trouve chez les « deux esprits ». Par exemple, les Torajda Bare’e donnent à leurs chamans doubles le nom de bajasan. Ils célèbrent la déesse Ndo i Lino et le dieu Puë di Songe. Je te laisse deviner comment ils se rendent chez ces divinités

Je n’en ai pas la moindre idée. De la même manière que moi, j’imagine. Ils se font agresser par un con puis se retrouvent dans le comas. C’est comme ça que je suis tombé sur Antinoüs. Il existe d’autres méthodes ?

— Très drôle, grinça le Sioux. Non, tu n’y es pas du tout. Ils se rendent chez les dieux en chevauchant l’arc-en-ciel, pardi. C’est ainsi qu’ils parviennent à soigner les âmes des malades qui leur sont confiés.

— C’est tout de même extraordinaire, constata Antoine, fébrile. Je n’avais jamais entendu parler de ces…chamans.  En est-il d’autres, ailleurs ? Comment les appelle-t-on ?

— Bien sûr qu’il y en a d’autres. Je t’ai affirmé qu’on en trouve partout dans le monde. Tu veux des preuves, c’est ça ? Fort bien, tu en auras. Les Hidatsa, par exemple, ont également leurs « deux esprits », ce sont les miati. Ils sont sous la protection bienveillante d’une divinité que l’on appelle « Village veille Femme ».

— C’est singulier, gloussa le jeune homme.

— Ce qui est également particulier, c’est leur façon de s’habiller. Ils portent des plumes de pie ; ils se peignent le visage en blanc, avec une touche de rouge sur les joues et le front. Un vrai carnaval ! Selon eux, le frêne ainsi que le chêne sont des arbres sacrés. D’ailleurs, ils se guident très souvent au moyen d’un bâton, sculpté dans une branche morte et entourée, très grossièrement, d’une poignée de sauge blanche. Ils seraient, raconte-t-on, particulièrement doués pour la chasse et l’agriculture, ce qui les rapproche des nadles, tu en conviendras. Chez les Omaha, par contre, c’est la lune qui garde les « deux-esprits » sous sa protection. Et non plus une vieille femme. J’ignore si cela leur est bénéfique, plaisanta le Sioux qui, pour une étrange raison, semblait détester l’astre lunaire.

— Si je vous comprends bien, les divinités protectrices des « deux esprits » sont différentes selon les endroits et les peuples ?

— Tout à fait, jeune homme, tout à fait, souffla Ourse Lunaire en regardant dehors. La tribu des Mandan a, elle aussi, ses chamans gays. On les appelle mihdacke. Leur protecteur est, quant-à-lui, le loup noir. Ce qui ne fait pas très tapette, tu l’admettras. Tu veux d’autres exemples ?

— Oui…s’il vous plaît, fit Antoine qu’une telle variété épatait. Pour lui, les « deux esprits » formaient, de prime abord, une sorte de culture excentrique, perdue, insignifiante, au milieu de l’humanité. Il était loin de se douter qu’ils étaient si nombreux et surtout…si diversifiés. Entendre tous ces noms jaillir des lèvres du vieil Indien, c’était un peu comme si on dressait devant lui un arbre généalogique.

— Eh bien, je pourrais te citer les enarees. Ils vivaient, eux, en plein cœur de la vieille Russie, annonça le Sioux.

— Par exemple !

— Ils vénéraient la déesse Artimpasa dont l’animal attitré se trouve être le lion. Par ailleurs, une de ses plantes sacrées est, figure-toi,…le cannabis.

Voilà qui fit sourire le jeune homme. Le cannabis, une plante sacrée ? Cela suffirait-il pour rendre son utilisation licite lors des gay prides, il en doutait !

— Il y a eu, loin s’en faut, des « deux esprits » célèbres, tu sais ? E chuk, par exemple, un chaman chukchi, qui vécut au XIXe siècle. Il est né dans le corps d’une femme et accoucha même de deux fils avant de devenir un homme grâce à l’appui inestimable de son Ke Let.

Antoine ne croyait pas une seule seconde qu’une telle métamorphose magique fût possible réellement. Même s’il savait que chez les dieux, c’était monnaie courante, il ne pouvait le concevoir en vrai. Mais le Sioux avait usé d’un terme dont il ne parvenait pas à définir le sens. Il l’interrogea aussitôt :

— Son… Ke Let ?

Son ange gardien, si tu préfères. C’est un esprit puissant qui veille avec une féroce jalousie sur son protégé.

Cela laissa Antoine rêveur. Et lui ? Avait-il un…Ke Let ? Existait-il un ange gardien qui veillait sur lui ? Comment se nommait-il ? Lui avait-il transmis des pouvoirs magiques à lui aussi ? Il se demandait bien lesquels.

— We wha est un autre « deux esprits » célèbre. Il est décédé, pour sa part, en 1896.  Un écrivain d’Outre Atlantique  lui consacra par ailleurs un ouvrage qui parut au début des années 90. C’était un lhamana, comme les nomment les Zunis. Renseigne-toi. Cherche ce livre. Procure le toi si tu le peux. Il est bon que les homosexuels acquièrent d’autres références que celles de leur pays. Il doit être encore disponible auprès des bons libraires. Chez les amérindiens Tewa, on trouve également Kanyotsanyotse. Un « homme-femme » qui vécut il y a fort longtemps, à l’aube des temps, en fait. Son importance fut capitale pour les humains. C’est lui qui a permis au peuple des hommes, vivant jusque là sous un lac, de gagner la terre ferme.

— Ah bon ? Comment a-t-il donc fait ?

— De la manière la plus courtoise qui soit. Il visita d’abord tous les animaux de la Terre l’un après l’autre. Cela constituait un sacré paquet, comme tu t’en doutes. Il prit aussi le temps de rencontrer les esprits tutélaires des différents lieux habitables ; il leur recommanda en toute humilité d’être aimant avec les humains. De cette manière, il assura à son peuple la protection des esprits. Comme quoi, quand on le demande gentiment…

J’ai l’impression que ce sont surtout des tribus amérindiennes que vous évoquez. N’y a-t-il pas de « deux esprits » ailleurs ?

— Il en existe partout dans le monde, je te t’ai dit tout à l’heure. En plus, je t’ai déjà parlé de la Russie. Tu veux donc d’autres exemples ?

Il soupira.

— Fort bien. Commençons par l’Afrique. Je sais bien que ce continent est très souvent perçu comme particulièrement homophobe. Pourtant…En Angola, par exemple, vit la tribu des Kwanyama. Kalunga est une de leurs anciennes divinités. Par le passé, elle était servie par des prêtres, eux aussi intersexués, qu’on nommait kimbanda. La divinité fut d’ailleurs importée en Amérique en même temps que cette pratique infernale qu’a été l’esclavage. La conséquence en est qu’aujourd’hui encore, dans le dialecte de certains noirs afro-américains,  le mot « calungagem » désigne des gestes efféminés ou des démarches chaloupées du genres que tu imagines bien. Ce nom dérive de Kalunga. Est-ce que tu as déjà entendu parler des djinns ?

— Oui, répondit Antoine. Je pense ne pas me tromper en affirmant que ce sont des esprits assez connus dans les pays arabes.

— Exactement. Figure-toi que les djinns sont les très bons amis des Al jink. Ce sont des hommes un peu particuliers, d’ascendance multiculturelle, à la fois turque, juive, grecque, arménienne, et même, probablement d’origine égyptienne. Ils se maquillent, se parfument, se pommadent les cheveux, portent des fripes féminines et se livrent même, comble de tout ! à de torrides relations sexuelles avec des mâles, comme eux. De vraies folles, m’entends-tu ? Quel bonheur, non ? Ils passent aussi pour entretenir des rapports fort privilégiés avec les djinns. Ce qui ne les rend pas toujours très acceptables aux yeux des gens. Tu aimes la Chine ?

— Je dois avouer que j’adore me rendre au resto chinois, répondit Antoine honteusement. Ont-ils leurs « deux esprits » aussi ?

— Ils en ont, oui ! Les shi niang. On raconte à leur sujet qu’ils sont à la fois éveillés et endormis, c’est-à-dire entre les deux mondes. Ils s’impliquent particulièrement dans les célébrations du dieu canin Pan Hu avec le dieu serpent Ta Wang Shen. Même en Sibérie, mon jeune ami, on trouve des « deux esprits ». Chez les Kamchadal, on les nomme koe’kcuc. Ils sont versés dans la magie ainsi que l’interprétation des rêves. Socialement, ils jouaient le rôle de l’épouse… Et je ne te parle pas de Borneo.

— Si, justement parlez m’en, fit Antoine qui avait toujours rêvé de s’envoler pour Bali.

—Comme tu voudras ! Tu seras sans doute  bien heureux d’apprendre que les manang  bali sont les chamans intersexués de Bornéo. Ils vivent à l’écart de la ville. En général, ils sont appelés à devenir ce qu’ils sont par une divinité, soit par le dieu Menjaya Raya Manang ou par la déesse Ini.

— Appelés, vous dites ? fit le jeune homme qui se souvenait de Yellamma. Comment ?

— Par le rêve, simplement, comme c’est très souvent le cas.

— Quel genre de rêve ?

— Un rêve où le jeune homme se voit vêtu en femme, pardi. En réalité, c’est après avoir eu des relations homosexuelles qu’il devient « mûr » ou « bali », c’est-à-dire, complètement transformé. Attention, cela donne lieu à une cérémonie très coûteuse, par ailleurs très élaborée. Ce sont des hommes très respectés, crois-moi. Ils guérissent les malades par la juste utilisation de prières, de cristaux. Quand ils ignorent comment traiter un mal, ils se rendent tout bonnement dans le monde mystérieux des dieux et des esprits. C’est là qu’ils récupèrent les âmes errantes. Tu sais, pour les chamans, les maladies physiques sont souvent, tout d’abord, des maladies de l’âme. Retrouve donc l’âme perdue et tu guéris le corps !

— Alors…si je vous comprends bien, si vous aussi, vous êtes un homme aux deux esprits, vous disposez donc de…

— …pouvoirs magiques ? C’est en effet le cas, mon jeune ami, avoua Ourse Lunaire sur un ton goguenard. A la vérité, nous soignons essentiellement par le chant et la danse, si tu veux tout savoir. Nous sommes des guérisseurs, avant toute chose. Cela se manifeste de façon différente, suivant les traditions. Chez les Sioux, le tissage est, par exemple, une pratique très courante chez les homos (Antoine songea au vieux Viking et à ses couvertures). Quand quelqu’un est malade, on nous en avertit. Nous lui fabriquons alors un vêtement magique, ce qui, à la fois le guérit, et nous procure, à nous-mêmes, de la force. Attention, cependant, ce n’est pas notre seule attribution spirituelle. Nous autres, winkte, nous marions les gens également. Logique vu que nous fréquentons à la fois le cercle des hommes et celui des femmes. De plus, comme c’est souvent le cas ailleurs, nous nous occupons de l’éducation des enfants.

Antoine déglutit. L’éducation des enfants ? Alors que l’Occident refuse encore dans tant de pays que les homosexuels aient accès à l’adoption ? Voilà qui était carrément ébouriffant !

— Oui, c’est vrai. Cela peut sembler sacrilège à tes blanches oreilles. Pourtant, nous autres, nous n’y voyons rien que de très normal. Après tout, nous n’avons pas d’enfant biologique et nous comprenons les deux sexes. Qui mieux que nous dispose alors du temps, ainsi que de l’aptitude nécessaire, afin de bien s’occuper d’eux ? D’ailleurs, c’est nous qui leur donnons leur nom magique. Nous et nous seuls ! Il ne faut pas croire que cela se produit en une seconde, comme ça, paf. Certainement pas. Nous côtoyons l’enfant pendant plusieurs semaines pour mieux l’appréhender, mieux le comprendre. Nous entrons dans des transes par lesquelles nous voguons en compagnie des esprits animaux qui sont ses protecteurs. Ensuite, seulement, nous lui donnons son nom sacré. Le Viking que tu as eu l’occasion de rencontrer ne t’a-t-il pas dit que les chamans de son espèce sont, eux aussi, chargés de l’éducation des enfants de son peuple ?

— Il a dû éluder le sujet, constata Antoine qui n’en revenait pas.

— De nombreuses choses nous rapprochent néanmoins de leurs pratiques. Comme eux, poursuivit le Sioux, nous avons un rapport assez…spécial avec la mort.

La mort, encore ! Le jeune homme n’appréciait décidément pas aborder ce sujet. Il regarda Antinoüs qui flottait toujours, immobile.

— En général, c’est nous qui nous chargeons des services funèbres, dit l’Indien. En plus, nous ne sommes pas enterrés dans le même cimetière que les autres.

— Ah bon ?

— Non. Il existe une colline qui nous est réservée. Cela n’a rien d’étonnant. C’est le cas dans de nombreuses cultures, dont celle des Vikings, justement.

Comment se faisait-il qu’ils étaient ainsi éloignés des autres au moment de la mort ? Le jeune garçon avait du mal à le comprendre.

— Ce n’est pas uniquement dans la mort que nous sommes éloignés des autres, mon garçon. Cela se passe aussi de notre vivant. Bien souvent, nous habitons à l’écart du village avec ceux qui sont nos époux. Là encore, c’est un phénomène très fréquent. Que l’on retrouve en Inde, par exemple. Ou à Bali, comme je te l’expliquais tout à l’heure.

Non, vraiment, cela choquait Antoine. Il y voyait une certaine forme de racisme. De rejet. D’exclusion. Cela lui faisait penser au Marais et à ce qu’il appelait les « ghettos roses ».  Pire encore, il songeait aux prisonniers italiens, que les fascistes firent confiner sur une île pendant plusieurs années, lors de la seconde guerre mondiale.

— N’effectue pas ce genre de lien, mon jeune ami. Il est une très nette différence entre le fait de s’isoler volontairement et celui d’y être forcé comme cela fut le cas en Italie.

— Je peux l’imaginer, grimaça le garçon. Mais pourquoi s’isoler comme vous le faites ?

— Voilà qui figure parmi nos mystères, jeune homme, tu dois l’admettre, même si je conçois aisément que cela te soit difficile. Nous ne sommes pas comme les autres. Nous ne vivons pas comme eux. De plus, nous avons nos modes de vie propres, dont les gens ne doivent rien savoir. Nous sommes un monde à l’intérieur du monde. Ne crois-tu pas qu’il en soit de même pour les gays chez toi ?

Non, il ne le croyait pas. C’était exactement ce qu’il n’avait aucune envie d’entendre.

— Chez nous, les homosexuels font absolument tout ce qu’ils peuvent pour s’intégrer dans la société, bien au contraire. Ils cherchent précisément à faire comprendre que leur mode d’existence est tout aussi valable que n’importe quel autre, lança-t-il avec force.

— Oui, c’est vrai, admit l’Indien. Nous savons cela. Cela dit,… à force de vouloir vous intégrer…, vous gommez parfois tout ce qui fait que vous êtes des êtres particuliers. Vous vous nettoyez de ce qui pourrait déranger les autres en somme… A force de vouloir ressembler à monsieur tout-le-monde, pour soi disant être mieux acceptés,… vous finirez par perdre votre identité.

— Vous voulez dire…

— …que quand on a la chance d’être en marge de la société, il est bon de le vivre comme tel et de l’accepter. Tant pis s’il vous faut assumer d’autres emplois, voire même vous installer ailleurs (Antoine secoua la tête, intensément, en signe de dénégation). A votre manière, vous pouvez vous inventer d’autres façons de vivre. C’est important de revendiquer cette différence. Vous questionnez le monde, t’en es-tu déjà rendu compte ? Vous pouvez interroger la légitimité des règles sur base desquelles votre société fonctionne. Vous pouvez la mettre en doute. C’est votre droit. C’est peut-être même votre devoir. N’oublie pas cela, mon garçon.

— Vous rendez-vous compte que ce discours justifie le fait que certains nous refusent le droit au mariage ? hoqueta Antoine.

— Et aussi que certains homosexuels occidentaux refusent de revendiquer ce droit. Oui, je le sais. Pourquoi est-ce le cas, à ton avis ? Je vais te le dire, moi. Le mariage forme une des bases de vos traditions. Il est normal que certains gays mettent en doute sa légitimité. C’est leur rôle également. Ce qu’ils oublient, hélas, c’est que derrière le droit sacré au mariage, c’est avant tout celui d’aimer que vous demandez. Et en cela, vous avez raison de l’exiger. Après tout, mon peuple attribue, lui, aux homosexuels le droit de se marier depuis des millénaires. Moi-même, je l’ai été.

Il soupira.

— Il y a quelque chose qui m’intrigue dans tout ce que vous me dites, dit Antoine, détournant le regard.

— Laquelle, mon garçon ? questionna Ourse Lunaire avec une douceur surprenante.

— Ces êtres aux deux esprits dont vous me parlez…on dirait qu’ils se trouvent toujours…sous la protection d’une déesse. Vous m’en avez cité plein. Le vieux Viking lui-même m’a expliqué qu’il était sous la tutelle de Freya. En Inde, nous avons également rencontré un prêtre de la déesse Yellamma…

— Oui…Où désires-tu en venir ?

— Je…je souhaiterais savoir si….

Les mots hésitaient à sortir. Ce qu’il s’apprêtait à quémander, il ne se serait jamais cru capable de le vouloir un jour. Il se trouva stupide.

— Dis-moi, Antoine, que désires-tu ? fit le Sioux en s’approchant de lui.

Le jeune homme se reprit ; il puisa quelques gouttes de courage dans le fond de son cœur astral :

— Pourriez-vous m’apprendre à… connaître la déesse sous la protection de qui je me trouve ?

Antinoüs faillit en tomber par terre. Il ouvrit de grands yeux étonnés.

— C’est que…, fit-il, sortant de son silence.

— Vous aviez dit que vous ne vous mêleriez de rien, donc fermez-la, cracha Antoine.

Le garçon se retourna à nouveau sur le vieil Indien pour demander :

— Que dois-je faire pour cela ?

—Oh, bien, à la vérité, sans doute l’as-tu déjà rencontrée, en fait. En rêve, très vraisemblablement.

Il se gratta la tête, hésitant, se mit à marmonner. Enfin, il s’en alla quérir un bol de terre qu’Antoine eut la surprise de voir rempli d’une eau limpide.  Etait-ce possible ? Allait-il l’aider à connaître son…ange gardien par le truchement de cet objet ? Sa divinité tutélaire et protectrice ? A lui ??? Si son corps de lumière astrale possédait bel et bien un cœur, c’était certain, il allait, cette fois, se mettre à battre à tout rompre.

Le vieil Indien s’assit puis fouilla dans ses poches. Il en tira un  vieux flacon de peau dont il versa une poudre. Poudre qu’il répandit dans le récipient de terre cuite. Il prononça ensuite quelques paroles sacrées qui furent étonnamment agréables et puissantes à l’oreille du jeune homme. C’était en fait…comme si lui, les connaissait déjà.

— Voilà. A présent, regarde dans le bol, fit le Sioux paisiblement.

Le jeune homme se pencha. Il avait l’impression qu’il allait exploser. Un de ses proches amis pratiquait quelquefois cette forme de magie. L’hydromancie comme on l’appelait. Et voilà que lui-même allait la mettre en œuvre. Il se pencha donc fébrilement puis… il vit.

Ce qu’il vit l’intrigua au plus haut des degrés.

Là où il aurait dû observer son propre reflet, il contempla bien autre chose. Une femme ! Une femme dont la moitié du visage était absolument magnifique tandis que l’autre se révélait tout à fait répugnant. Il frissonna. Eut une grimace. Lui aussi s’avérait pourvu, d’une bien curieuse façon, d’une figure de ce genre. En effet, il avait la mâchoire légèrement de travers, ce qui rendait par ailleurs son faciès nettement asymétrique.

— Alors ? Que vois-tu ? questionna le Sioux.

— Une dame qui n’a pas… les deux profils les mêmes…

— Anukite, soupira le vieil homme après quelques secondes.

— Vous voulez dire qu’elle existe bel et bien, je veux dire, en réalité ?

— C’est un personnage célèbre de notre mythologie, en effet. Voilà donc la raison pour laquelle tu es atterri chez moi.

Antoine leva le visage de son bol. Antinoüs hochait la tête, calmement, fixant le sol. Le vieux sage, quant à lui, contemplait l’au-dehors comme s’il y recherchait l’inspiration.

— Qui est cette femme, une déesse ? demanda le garçon, impatient.

— A l’origine, fit le winkte en maugréant, elle se nommait Ite ; on la connaissait pour être l’épouse de Tate, le dieu du vent, dont elle avait eu quatre fils.

Il était difficile de savoir s’il cherchait à se souvenir ou s’il était désespéré. Antoine, de son côté, commençait carrément à avoir peur. Les lueurs entourant le vieux sage ne resplendissaient plus, elles s’étaient assombries.

— Qu’a-t-elle donc de particulier ? demanda le garçon, la voix nouée.

— Elle a cherché à séduire le soleil, qui était l’époux de la lune.

Le jeune homme encaissa le choc. Bien, d’accord, une femme mariée qui tente d’être la maîtresse d’un type casé, bon, soit, ce n’est peut-être pas très cool ! Toutefois, en quoi ça le concernait-il ? Il n’avait jamais brisé aucun couple. De toute manière, qu’est-ce que ça fait ?

Ça fait que Skan, le dieu du ciel, l’a punie sévèrement, tonna l’Indien. Il la frappa d’une malédiction monstrueuse par laquelle son visage devint double. Double, m’entends-tu ? Beau. Et atroce en même temps. Un visage par lequel on commença à la nommer, elle-même. Anukite. Visage double.

Un frisson lui grimpa le dos.

— Elle dut immédiatement quitter son cher mari, ajouta le Sioux, fut séparée de ses enfants puis exilée dans une forêt qu’elle n’a, depuis, jamais quittée, …malgré  d’ailleurs toutes ses tentatives pour le faire.

Cette fois, l’Indien fixait Antoine d’un œil affreusement froid.

— En effet, la sentence était dure, lui concéda Antoine. Cependant, euh, cette déesse a-t-elle un rapport avec les homosexuels ?

— Si elle en a…ricana le Sioux. Il s’agit vraisemblablement de la déesse qui entretient le plus de liens avec eux. Son visage double, d’abord, est une illustration de la nature des « deux esprits ». Ensuite, parce qu’elle a tenté de briser un couple, les êtres qui sont sous sa protection sont aussi ceux qui interviennent pour marier les gens ou bien les empêcher de divorcer. Ils détiennent finalement une fonction de… cohésion sociale.

Antoine ne se sentait pas particulièrement l’âme d’un entremetteur. Ni d’un psy spécialiste des rapports de couple. Il voyait décidément mal en quoi cette déesse le concernait, lui, hormis son visage double qui, d’une certaine façon, tenait du sien…

— Elle procure également à ses protégés des aptitudes artistiques inestimables, poursuivit le vieux sage.

Le jeune homme gloussa. Il ne pouvait aucunement dessiner ne fut-ce qu’un bête mouton sans le pourvoir d’une cinquième patte.

— Quand vous parlez d’aptitudes artistiques, vous entendez par là le dessin, l’écriture, la musique ?

— Le dessin, oui, si on veut. Ou la peinture parfois. Chez les Sioux, il s’agit davantage de la capacité à concevoir des motifs textiles, car les winkte sont les meilleurs tisserands qui soient.

Antoine parut comprendre.

— Vous aussi alors, vous êtes….

— …sous la protection d’Anukite, en effet (l’Indien hocha la tête). J’étais un des meilleurs noueurs de la tribu. J’ai marié plusieurs couples, fourni leur nom sacré à une myriade d’enfants et accompli mon rôle d’intermédiaire avec brio. Oui, j’ai vécu sous l’étoile de la femme double. Précisément.

L’Indien ne parlait plus avec la même bienveillance ni le même calme qu’auparavant. Ses yeux s’étaient durcis. Imperceptiblement, sa voix tremblait. L’inquiétude se lisait en lui.

— Si vous avez accompli de si grandes choses, pourquoi me regardez-vous comme si j’étais frappé d’une malédiction ?

— Parce que…commença le vieux sage. Parce que les chemins d’Anukite ne sont pas si aisés à parcourir, crois-moi. Des épines le recouvrent.

Antoine y vit une métaphore, néanmoins, il ne broncha pas.

— La solitude t’habitera très probablement, ajouta « Ourse Lunaire ». Plus que tu ne l’habiteras elle-même. Les gens éprouveront bien du mal à te comprendre, poursuivit-il gravement. Pour cette raison, tu leur inspireras à la fois crainte et respect.

— C’est la vie des tous les homosexuels du monde que vous êtes en train de me décrire, plaisanta Antoine. L’isolement. L’incompréhension.

— Cela risque en tout cas d’être la tienne, asséna l’Indien d’une voix lourde.

— Joyeux, répliqua le jeune homme, maussade. Cela dit…pardonnez-moi mais je dessine à peu près aussi bien qu’un slip kangourou sous ecsta et je n’ai pas la moindre envie d’officier dans une salle de mariage. Ni de gérer un site de rencontres hétéro foireuses à 100 balles le profil. Vous m’excuserez, mais votre déesse, je ne me sens pas trop à l’aise dans ses jupons.

— Ses jupons, comme tu le dis, tu finiras par les porter, c’est moi qui te l’affirme, tonna « Ourse ».

L’Indien avait décidément bien changé d’attitude. L’arrogance de l’adolescent l’irritait-elle ? A moins qu’Anukite le perturbât. Antoine l’ignorait parfaitement.

— Laissez-moi à présent, j’ai envie d’être seul, conclut le Sioux d’un ton sec.

C’était la première fois qu’on mettait Antoine à la porte d’un des lieux de l’astral. Les autres fois, il avait disparu sans revenir sur ses pas, par un tour de passe-passe magique qui les avait reconduits tous les deux au cœur même de Neko en une fraction de seconde. Sans avoir à franchir de porte pour y revenir. Ici, on le virait, ni plus ni moins.

Antinoüs soupira :

— Nous nous en allons, Ourse Lunaire, rassurez-vous. Nous tenons à vous remercier pour votre accueil ainsi que pour toutes ces informations que vous avez accepté de fournir à mon protégé.

— Ton protégé n’est pas seulement aveugle, Antinoüs. Il est également sourd. Anukite l’appelle et il ne l’entend pas.

Antoine s’insurgea. Etait-ce sa faute à lui s’il ne se sentait ni artiste ni mère maquerelle. Que prétendait-il, cet emplumé ? Après tout, il pouvait fort bien se tromper. Qui pouvait confirmer que la déesse qu’il avait contemplée dans le bol d’eau était Anukite ? Il pouvait parfaitement s’agir de quelqu’un d’autre.

L’Indien ouvrit alors une porte de son chalet dans l’entrebaillement de laquelle le garçon aperçut les rondeurs noires du grand phallus nekoien. A son grand étonnement !

— Ta place est à côté d’Anukite, que tu le veuilles ou non, siffla-t-il encore, avant qu’Antinoüs entraînât le garçon à sa suite. Même si tu n’as pas compris ce que je veux dire par là.

Antoine n’eut pas le temps de poser de question. D’une main ferme, la poigne assurée, le dieu romain l’avait déjà ramené, sans dire un mot, sur les terres nekoiennes.

NEKO

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