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Gay Spirit
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10 octobre 2010

Roman philosophique : "Les Portes de Neko" (10)

"Les Portes de Neko" est un roman philosophique que j'ai écrit début 2010. Il décrit le voyage initiatique d'un jeune homo en terre des morts. Un voyage dont le but est de répondre à cette question : "quelle est sa place dans la grande tribu de l'arc-en-ciel ?"

Résumé des chapitres précédents :Suite à une violente agression, Antoine se retrouve dans le comas. Il se réveille alors dans un lieu pour le moins étrange, situé entre la vie et la mort, et dénommé Neko. L'être qui l'y accueille se prénomme Antinous, le compagnon divinisé  de l'empereur Hadrien. Neko est une grande salle cernée de douze portes.  Plusieurs d'entre elles lui ont déjà délivré leurs mystères, en lui révélant les amours homosexuelles d'anciens dieux, l'étonnant paternité d'un couple mythologique masculin chez les Inuits ou encore le pouvoir des homosexuels chez les Vikings. La visite d'un temple indou l'a introduit aux fonctions sacrées d'hommes travestis servant la déesse Yellamma. La rencontre d'un indien sioux lui a, elle, révélé les mystères des hommes dits "aux deux esprits". Un moine tibétain lui a également expliqué que l'âme choisit, bien avant la conception, d'être homosexuelle dans sa prochaine incarnation. Et, comble de tout, Antoine vient de découvrir que des mariages homosexuels ont été pratiqué de tous temps et dans le monde entier.

NEKO

Le carnaval des folles

Où l’on révèle un ancêtre lointain des gay prides.

Antoine avait réintégré la molle matière de sa couche mauve et observait les autres visiteurs de la salle au phallus. Maintenant qu’il avait découvert une foule variée au delà de Neko, il se sentait plus seul, plus perdu, plus indécis que jamais. L’africain qui priait tout à l’heure s’était évanoui dans la nature. Un groupe de trois hommes nus, un européen accompagné de deux asiatiques, figuraient en revanche parmi les nouveaux-venus. Ils méditaient calmement à l’écart, front contre front, en formant une espèce de triade étonnante. Ensemble, ils diffusaient tout autour d’eux une sensation de paix, de confiance. En plus de leur front, leurs genoux se touchaient. Ils se tenaient la main, aussi, ce qui leur conférait l’allure d’une sorte de triskèle, mystique, d’apparence curieusement humaine. A moins que ce ne fut plutôt une pyramide, ce qui était, en soi, un objet tout aussi sacré.

Le jeune homme soupira. La solitude lui pesait, à vrai dire, de plus en plus. La compagnie d’Antinoüs ne lui répugnait pas. Bien au contraire. En revanche, il fallait bien l’admettre tout de même, le dieu conservait, malgré lui, une allure très désincarnée, une pensée éthérée, en même temps que cette sorte d’omniscience affreusement infaillible et, somme toute, agaçante. Il n’avait rien d’humain en fait. Des siècles passés à errer dans l’astral l’avaient très vraisemblablement fort éloigné des préoccupations terrestres. De sorte que le garçon se méfiait de son aptitude à le comprendre pleinement. Antinoüs se conduisait comme son guide, c’était vrai. Il n’y avait pas à en douter. Toutefois, quelque chose retenait le jeune homme de le considérer comme un ami. Pour preuve, ce vouvoiement que l’on adresse aux êtres supérieurs, et dont il ne parvenait pas à se débarrasser. Tutoyer un dieu est facile quand on ne le voit pas. C’est moins aisé quand il vous apparaît, presque en chair et en os, même s’il aurait mieux valu affirmer, dans ce cas très précis, « en tissus de pensées et de lumière de soi».

Antoine éprouvait bizarrement l’envie irrépressible de côtoyer d’autres gens de l’astral. Voilà qui contrastait avec sa nature solitaire. Bien sûr, il en avait déjà rencontré quelques uns. Toutefois, il souhaitait se fondre carrément dans un grand rassemblement d’âmes comparables à la sienne. Connaître les vertiges insensés de la foule. D’accord, sa visite précédente en Inde lui avait procuré cette furieuse sensation. Cependant, cela ne suffisait pas. Il ne s’y était pas concentré sur la masse, sur le flux, le flot, bref, sur la multitude. Irrésistiblement, cela le conduisit à penser aux gay-prides. Si les mariages gays avaient existé de tous temps, qu’en était-il de ces cortèges festifs ?

— J’ai toujours pensé, en effet, que les parades de fierté d’aujourd’hui empruntent aux fêtes de jadis, fit le dieu. Je pense même en détenir la preuve.

— Ah bon, répondit le jeune homme, dont le cœur astral palpitait d’envie.

Une des portes de Neko se dégageait des autres, à présent. C’était un vaste portail, couronné de masques rieurs et de costumes baroques.  Il était parfaitement certain de ne l’avoir jamais observée depuis son arrivée. Une invitation à la franchir ? Il commençait à être habitué à la manière de procéder des ouvertures de la salle au phallus. Il savait, à présent, qu’un lien puissant, invisible, le reliait à chacune d’elles. Il les franchirait toutes. Une à une. Se construisant quelque chose peu à peu. Une pensée. Un destin. Il ne savait pas trop. En tout cas, cela ne lui appartiendrait qu’à lui, et à personne d’autre.

Il se leva sans bruit, imité par Antinoüs, puis se rendit sans hésiter vers l’étrange arsenal costumé, tout droit sorti, semblait-il, d’une ruelle vénitienne. Fallait-il donc le traverser ? Ces masques suggéraient des carnavals, des défilés, des parades. Il devinait ce qu’il y trouverait. Mais à quoi cela lui servirait-il de découvrir les ancêtres présumés des gay-prides ?

— A te sentir appartenir à cette communauté, lui soufflait une voix inconnue à l’intérieur de lui.

Appartenir. Le problème restait, somme toute, identique. Il voyait la « communauté » comme un groupe extérieur à lui, artificiel et sans fondement autre que politique. Néanmoins, oui, quelque chose avait changé. Imperceptible, mais tout de même. Il comprenait à présent que les homosexuels ont une histoire. Surtout, qu’on s’était empressé de la leur faire oublier. En l’effaçant des livres. En refusant de lui accorder la juste rétribution du souvenir. Le premier monument commémorant les souffrances des homos sous le joug des Nazis, de quand datait-il d’ailleurs ? De cinquante ans après la fin des événements, pas vrai ?  N’était-ce pas la preuve évidente que les gays continuent d’être les éternels oubliés de l’Histoire ? Au fait, quel homo sait encore aujourd’hui que trois cent italiens, absolument pédés, furent exilés cinq longues années par les fascistes mussoliniens  sur l’île maudite…de San Domino ? Il serait bien curieux de le savoir !

Antoine s’approcha de la porte curieusement costumée.

— En avant pour le carnaval des fous, annonça-t-il, non sans humour, en avançant vers elle.

— Le carnaval des folles serait une bien plus juste appellation, gloussa le dieu romain tout en lui emboîtant le pas.

Comme à chaque fois, ils pénétrèrent en une seconde dans un autre univers. Une foule multicolore et bigarrée s’égayait autour d’eux sans leur prêter la moindre attention. Comme lors de leur voyage en Inde, en fait. Pourtant, quelque chose différait. Antoine ne parvenait pas à identifier quoi. Il observa le flot humain couler tout autour d’eux. Le sol sur lequel ils marchaient était boueux, pour ne pas dire putride, nauséabond. Les murs humides de cette ruelle étroite dégageaient un parfum de moisi qui saisissait la gorge. Où diable se trouvaient-ils donc ? En Europe, très vraisemblablement. Peut-être même en France. Pourquoi pas à Paris, d’ailleurs ? La question, en revanche, n’était sans doute pas tant de savoir où ils étaient arrivés, mais bien à quelle époque. Antoine aurait juré qu’on les avait transportés droit à travers le temps.

— C’est exact, fit Antinoüs d’une voix si enjouée que le jeune homme avait du mal à la reconnaître. Nous avançons au cœur des annales akashiques.

— Les quoi ?

— La mémoire du monde, si tu préfères. Nous avons remonté dans le temps.

Ainsi donc, tous ces gens étaient morts, finalement. Enfin, pour préciser, ces âmes avaient dû vivre, depuis lors, quantité d’autres vies et de trépas. Dans le passé ! Ils cheminaient dans le passé ! Toutefois, un détail singulier l’interpellait. Antoine n’avait aucunement l’impression d’être invisible ici. Personne n’avait l’outrecuidance de le traverser. Par contre, justement, comment ces gens pouvaient-ils le voir, le toucher même, vu qu’il n’appartenait pas à leur époque ?

— Ton voyage dans le passé a forcément été enregistré dans la mémoire du monde, gloussa Antinoüs qu’une vieille femme échevelée tentait d’embrasser sur la bouche.

Evidemment, c’était logique ! Le jeune garçon en profita pour mieux y regarder. Tout cela donc relevait de l’Histoire ! C’était un fragment de mémoire en somme. Et quel souvenir ! Où se rendaient ces gens ? Apparemment, cette folle marée dansait vers un point bien précis, dans la joie et la bonne humeur. Hommes et femmes, maquillés, costumés, riaient aux éclats tels des créatures diaboliques. Ils couraient, semblait-il, vers un lieu mystérieux sans se soucier du reste. Une musique entraînante embaumait le tout, tel un parfum. Elle enroulait tout ce troupeau d’un tissu chaud, rythmé d’explosions de gaieté. Cul nu, seins débraillés, poitrails dégoulinant de vin, de pleins morceaux de chair humaine galopaient dans les rues, sans qu’il ne fût possible de définir s’ils étaient masculins ou femelles. Antoine aurait juré avoir aperçu un mâle barbu sauter d’un balcon en jupons, les mains refermées sur ses seins aussi gros et juteux que des melons bien mûrs.

Allaient-ils à nouveau se retrouver au bord d’un temple célébrant une divinité ? Ce n’était pas du tout ce qu’il avait envie de voir. Une flambée d’amertume s’alluma dans son cœur.

— Nous rendons-nous à un bal costumé ? demanda le jeune homme qu’une fille à la bouche peinte en vert tentait d’entraîner à sa suite.

— La fête des fous, hurla Antinoüs, déchaînant du même coup une cavalcade cris joyeux.

— Sotties, sotties, sotties, reprirent des voix en chœur.

La fête des fous. Où en avait-il entendu parler ? Dans Notre-Dame de Paris peut-être. La foule, à mesure qu’ils s’y frayaient un chemin,  s’épaississait, se densifiait. Des figures monstrueuses s’en dégageaient, tremblantes, dont Antoine comprit rapidement qu’il s’agissait simplement de géants. L’un d’entre eux, notamment, paraissait faire l’objet de toutes les convoitises. Une femme, selon toute évidence. Son visage affreux, son nez tordu, son menton en galoche, tout concourrait à lui donner une ressemblance avec l’idée que l’on garde aujourd’hui des sorcières. Elle portait une jupe chamarrée, un patchwork de tissus de toutes couleurs et origines, qui renforçait sa grande laideur. De curieuses oreilles d’ânes la coiffaient, ce qui lui déférait une allure totalement grotesque. La géante déclenchait néanmoins une complète frénésie sexuelle, pour ne pas dire orgiaque. On s’accrochait à ses jupes, on la pelotait, on lui tirait sur le poitrail pour découvrir des seins sans doute uniquement faits de pailles, de foins moisis, de fruits pourris peut-être ! Quelques hommes même, qui dégorgeaient le vin par tous les orifices possibles, faisaient tout bonnement mine de s’accoupler avec elle. Dire que l’on reproche aux gay prides d’être obscènes ! Quelle dérision !

— C’est Mère Sotte, cria Antinoüs, visiblement joyeux, en désignant la géante du doigt.

Fort bien ! Il n’aurait plus manqué qu’on l’appelât « Marquise de La Très Sainte Vertu ». Antoine ignorait parfaitement s’il était préférable d’en rire. Cette pantalonnade hétérosexuelle ignorait à n’en pas douter les très saintes vertus du glamour. Ces pauvres gens se distinguaient par leur sens affaibli des paillettes.

— On la nomme également Mère Folle et Folle Bobance, poursuivit le dieu romain.

Le jeune homme n’osait imaginer que les homos efféminés dussent leur surnom de « folle » à cette répugnante créature. Trop sordide ! Les travestis ne méritent pas pareille injure.

— Un peu d’étymologie ne te fera pas de mal, lui hurla Antinoüs dans l’oreille. Par le passé, les « fols », au masculin, désignaient les homos actifs. Les passifs, eux, étaient surnommés « sots ».

Le jeune garçon craignait soudainement de comprendre… Il savait déjà que « con » désigne à la fois le sexe de la femme et celui que l’on taxe de bêtise. Mais « sot », ça non, il ignorait que ce vocable fût relié aux gays. Et passifs, de surcroît. Fallait-il lui trouver des racines homophobes ?

— C’est plus compliqué que cela, expliqua Antinoüs. Certains assimilent la Mère Sotte à une figure divine antique. Une sorte de Pan femelle, si tu veux. Fantasque, extrêmement sexuelle, ouverte à toutes les perversités, y compris à la sodomie, ajouta-t-il avec emphase.

Non, par pitié ! Il n’allait tout de même pas prétendre que cette horreur détenait un lien avec les gays ?

— Regarde ces hommes là-bas, ajouta le dieu désignant d’étranges créatures de la main. Voilà les sots !

Une nuée de brutes épaisses, vêtues d’oripeaux verts ou jaunes, dansaient comme des sauvages. Des tabliers poussiéreux, ridicules, les attifaient. Des fichus de vieilles femmes les coiffaient de travers, confirmant leur allure burlesque. Certaines de ces créatures masculines singeaient des paysannes ou des bonnes sœurs. C’était un carnaval de folles, effectivement. A cette différence près, quand même notable, que les figures féminines célébrées en ces lieux n’incarnaient en rien le glamour et le gloss étincelant que l’on rencontre en général dans les marches de fierté. Il eût été pénible d’y trouver la divine étincelle d’une chanteuse de disco. Certaines de ces femelles fantasques, constata le jeune homme, montraient un visage recouvert d’une substance blanche. Ça l’intrigua.

— Ce fond de teint suggère le désir de recevoir la semence d’un homme en guise de maquillage, gloussa le dieu d’un air chafouin.

Antoine en eut les cheveux redressés sur la tête. Ainsi ces choses exprimeraient-elles leur fantasme de…d’éjaculation faciale. Non, là, Antinoüs n’avait sincèrement plus toutes ses frites casées dans le même sachet. Il délirait.

— Je te jure que non, se défendit le dieu. D’ailleurs, les sots ont inspiré une mode parmi certains mignons du roi. Tu sais bien, ces monarques aux mœurs joliment inversées, si tu vois ce que j’évoque, annonça-t-il encore, clignant de l’œil.

— Par tous les saints, pouvez-vous m’expliquer à quoi rime toute cette mascarade ?

— Ils s’en vont assister à une pièce. Une sottie. Une sorte de farce tournant l’Eglise et le Roi en ridicule. C’est pour cela que tu croises certains gars munis d’un sceptre.

En effet, Antoine avait repéré quelques drôles brandissant des têtes de poupées plantées sur des bâtons.

— Les marottes, expliqua Antinoüs Une manière pour le peuple d’exprimer les aspects dérisoires du pouvoir.

— Et tous ces mecs déguisés en bonne sœur ?

— Le but est de tourner l’Eglise, cette fois, en dérision. N’oublie pas qu’à l’époque, tout gravitait autour de ces deux seuls piliers.

Antoine acquiesça. S’il comprenait ce que le dieu voulait dire, les sotties représentaient l’exercice d’un contre-pouvoir finalement. Il accepta alors de concevoir tous ces burlesques accoutrements tel qu’il devait les regarder. Il avait à présent sillonné l’astral depuis suffisamment de temps pour admettre la fonction sacrée du travestissement. Hier encore, il aurait pensé autrement. Mais aujourd’hui… la sagesse du winkte, du jogappa et de l’ergi l’imprégnaient. Son dégoût pour la chose s’atténuait. Il parvenait à en saisir le sens.

Les travestis des sotties dénonçaient-ils ce même état de choses ? Contestaient-ils ces règles arbitraires qui définissent, tout en les séparant la conduite à tenir par les hommes et celle que leurs femelles doivent adopter ? Dans ce contexte, que deviennent donc les entre-deux ?  Les extermine-t-on atrocement ? Fallait-il voir dans toutes ces farces burlesques l’expression douloureuse d’un enfermement ? Possible ! Mais enfermés dans quoi au juste ? Dans un rôle, vraisemblablement. Emprisonnés à l’intérieur d’étranges définitions pondues par les églises. L’homme est ainsi et la femme comme cela. Le mâle doit s’acquitter de ceci et la femelle de cela. N’imaginez même pas que l’on puisse transgresser ces règles. Et si ce carnaval des fous n’était pas davantage que ça ? Une transgression. Le questionnement des lois, des légitimités.

Fallait-il voir dans ces travestissements planer l’esprit critique, dénonciateur, des winkte et des autres ?  Au bout du compte, il finirait par apprécier ces passagers sacrés d’entre les sexes. Ils revendiquent, en somme, leurs traditions. Des coutumes trop souvent enterrées, bafouées, injuriées, assassinées, pour finir, oubliées.

Les sotties questionnaient-elles les genres ? Ce pouvait-il qu’elles fussent l’ancêtre improbable et lointain de nos gay prides ?

Que sont-elles d’autre, ces gay prides, au fond ? Sinon un défi au pouvoir ? Aux religions assises ? A leur intolérance ? Ces paysans sottement vêtus sont-ils si éloignés des travestis qui peuplent les marches des fiertés ?  Les drag queens descendent un peu des « deux-esprits » quand on y songe. Elles marchent aussi, sans doute, à leur manière particulière, souvent suave et déhanchée, sur l’empreinte ancestrale des sots du Moyen Age.

Antoine tourna les yeux vers le sommet pittoresque d’une église qu’il ne connaissait pas.

L’église. Est-elle le centre de toutes les formes d’amours ou bien seulement de quelques-uns ? A qui pensait Jésus quand il disait de juste « s’aimer les uns les autres » ? Le jeune homme regarda Antinoüs qui semblait, lui, s’amuser comme un fou. Il décida de se rendre jusqu’à elle, cette formidable bâtisse divine, de pénétrer dans cette église, sans frémir, sans juger.

Le bâtiment était, il faut bien le dire, plus coloré que les monuments religieux de notre époque. Antoine avait déjà eu l’occasion de visiter, par exemple, la cathédrale d’Amiens et d’assister à un spectacle son et lumière. Il savait les églises de jadis plus lumineuses, plus vives, plus chatoyantes que ces espèces de spectres gris qu’elles devinrent par la suite.

Il poussa une lourde porte en bois qui eut l’extravagance de ne même pas grincer. Elle n’opposa absolument aucune résistance à son poids. Bon ! Il commençait à en avoir l’habitude. L’endroit était à peu près vide, si on exceptait une bonne sœur, agenouillée devant le Christ, les yeux baissés.

Pour la première fois, il pénétrait à l’intérieur d’un lieu sacré encore fumant de l’époque de la Renaissance. Cela ne se reproduirait plus jamais, forcément. Il nota quelques différences, notamment dans les apparats, les statues également bien moins ternes que dans notre présent. Il constata aussi l’atmosphère saturée de fumées et de puanteurs. Tiens ?! Finalement non, d’autres présences humaines peuplaient l’endroit. La plupart, néanmoins, dormaient en plein cœur des chapelles. Des miséreux, ou des mendiants, des malades, des mourants, réfugiés là, recroquevillés dans leur souffrance, crachant le sang du fond de leur sommeil. La religieuse à l’aspect excentrique tranchait franchement avec ces créatures souffreteuses, les injuriant, à la limite. Antoine pouvait l’entendre, qui murmurait d’étranges prières. Il s’approcha.

Le Christ devant lequel elle se trouvait agenouillée brillait d’un réalisme presque effrayant. Bien autre chose que les statues lépreuses dont la plupart des églises se contentent aujourd’hui. L’étoffe qui lui ceignait le bassin, notamment, texturée et duveteuse, l’intriguait fort. Antoine n’en revenait pas. La touffeur cireuse et opaque qui saturait l’étroite chapelle rendait la dévotion désagréable. Par contre, cela ne semblait déranger en rien la bonne sœur concentrée dans ses litanies.

Il s’assit auprès d’elle et regarda le roi des Juifs, le dieu-fils des Chrétiens. Il le trouva furieusement séduisant. Musclé, même. Il avait toujours adoré les barbus. L’idée de la caresse poilue d’un visage bien fourni suffisait amplement à l’émouvoir. Il aimait ça. Jésus cachait quelque chose de sexy. Il comprenait ces moines qui souhaitaient devenir son époux. Ensuite il s’avisa de que cette pensée comportait d’hérétique. Il détourna les yeux pour observer la religieuse.

Elle était loin d’être menue, celle-là. Au contraire. Elle masquait mal sa carrure imposante, sa taille inattendue et ses mollets musclés. Tiens, mais au fond…Etait-ce un homme ? Rien d’improbable au vu des événements festifs qui avaient lieu dehors. D’où lui venait cette impression de déjà-vu, de déjà-connu, de déjà-rencontré ?

Un frisson électrique lui traversa l’échine.

Une sœur de la perpétuelle indulgence ! Se pouvait-il ? Ici ? En plein seizième siècle ?

La religieuse avait saisi le courant de pensée propre à l’astral, qui s’était dirigé jusqu’à elle pour lui frapper l’esprit. Elle stoppa ses prières puis releva les yeux. Antoine en éprouva un choc. Son visage blanc, ses lèvres peintes en rose, ses paupières alourdies d’un fard doré, ses faux cils improbables qui tutoyaient le ciel, ses tatouages discrets et ses perles collées sur le front, tout concourrait à confirmer son intuition.

— Mais…fit-il en bégayant…M…Mais vous êtes une…une sœur de la Per…

— Perpétuelle Indulgence en effet, répondit la créature d’une voix grave. Sœur Elvine de l’Arbre qui Bout, pour vous servir, ponctua-t-elle, hochant la tête.

L’appellation extravagante le fascina plus qu’elle ne l’amusa.

— Pardonnez-moi, ma sœur, mais j’ignorais que votre ordre datait de si longtemps.

— Il ne l’est pas, of course, gloussa-t-elle. Je suis comme toi, en fait. Un passager de l’astral. Je viens du vingt-et-unième siècle.

Antoine n’en revenait pas. Un autre voyageur du pays des morts ? Ici ?

— Vous voulez dire que… vous êtes morte ? interrogea le jeune homme qui s’inquiéta du même coup du bon aloi de l’usage du féminin pour s’adresser à cette personne ? Après tout, sous le maquillage, il devinait le trait anguleux, la barbe naissante, la force d’un homme.

La religieuse secoua la tête en signe de dénégation.

— Pas le moins du monde, répondit-elle. Je suis juste de passage par ici…Comme toi, je pense.

Il déglutit. Il avait toujours admiré les sœurs de la perpétuelle indulgence. Il appréciait leur travail en matière de prévention contre le Sida. De même qu’il estimait leur lutte contre l’homophobie ainsi que pour toutes les visibilités. S’il avait eu davantage de goût pour les paillettes et le travestissement, il aurait probablement milité avec elles. Cette pensée, totalement contradictoire avec ses schémas habituels, le perturba. Il se pressa de revenir à Sœur Elvine de l’Arbre qui Bout. Pourquoi parcourait-elle les mondes astraux ?

— Je traverse les annales akashiques au cours de mes méditations afin d’y découvrir des informations inconnues.

— Sur quoi précisément ?

— Sur l’origine de l’homophobie et les sources d’inspiration de notre ordre.

— Vous pensez les trouver ici ? dit Antoine, contemplant le Christ.

— Je ne crois pas qu’il y soit réellement pour quelque chose, fit la sœur en clignant de l’œil. Je suis persuadée qu’il aurait accordé la communion aux gays, aux divorcés, aux lesbiennes. Par contre, je suis presque certaine que les sœurs de la perpétuelle indulgence doivent beaucoup aux sotties d’autrefois.

— Qu’est-ce qui peut vous faire penser ça ? Elles n’ont aucun rapport les unes avec les autres. Votre ordre, on l’a bien fondé à San Francisco, non ? Qu’est-ce que vos fondateurs pouvaient savoir des fêtes françaises du Moyen Age ?

— De la Renaissance, pas du Moyen Age ! releva la sœur, bien sourcilleuse sur le sujet. Elle devait enseigner l’histoire dans la vraie vie.

— Ne sous-estime pas les connaissances de ceux qui t’ont précédé, poursuivit-elle. J’ignore si cela se fit consciemment ou non, mais force m’est de constater bien des similitudes entre notre ordre et ces fêtes populaires.

— Ah oui, lesquelles ? demanda Antoine qu’une telle certitude ébranlait.

Elle haussa les épaules.

— D’abord, le fait que tous ces paysans rustauds se déguisaient en religieuses lors des célébrations.

— C’était pour se moquer de l’Eglise.

— Pas réellement pour se moquer, non. Pour contester son pouvoir absolu, cela me semble plus juste.

— Quel rapport avec les sœurs de la perpétuelle indulgence ?

— La remise en cause de son pouvoir, justement, grinça Sœur Elvine. Personne ne contestera le tort que l’Eglise a causé à la communauté homosexuelle. Tout le monde le sait. Elle nous a méprisés, conspués, rejetés, voire même exterminés. Elle nous voue aux flammes de l’enfer, il ne faut pas l’oublier. Plusieurs homosexuels ont d’ailleurs péri à cause d’elle sur les bûchers. C’est une réalité. Eux aussi, il faut bien l’avouer, ils constituent un des beaucoup trop nombreux oublis de…l’Histoire.

Antoine fixa la religieuse. Elle semblait éprouver une bonne part de ressentiment contre l’Eglise. Pourtant, cela ne l’empêchait pas de prier tout à l’heure.

— Je prie le Christ, non son église, lança-t-elle d’une voix sèche.

— Parce que vous imaginez qu’il existe une différence ?

— Je crois que oui, en effet. Bien sûr, cela n’engage que moi, admit-elle, soudainement amère.

— Vous pensez donc que les sœurs de la perpétuelle indulgence conteste le mépris de l’église pour les homosexuels, en singeant justement les religieuses ?

— De la même manière que les sotties contestaient le plein pouvoir de cette même église qui transformait chaque plaisir un péché.

— Parce que vous croyez sincèrement que les sotties concernent incidemment les homosexuels.

— Il me semble que je te l’ai expliqué, gronda une voix derrière eux.

Antinoüs. Il avait quitté le cortège et son regard désapprouvait la fugue de son jeune protégé. Il observa la religieuse, parut en reconnaître l’identité ; finalement, il la salua d’un hochement trop bref de la tête.

— Je suis au regret, murmura la sœur dont l’apparence se ternissait jusqu’à en devenir floue. Il faut que je vous quitte. Mon corps m’appelle.

Son corps.

Elle disparut alors sans demander son reste ni aucune fumerole colorée. L’astral, franchement, ça n’avait rien d’une superproduction hollywoodienne, au bout du compte.

Le jeune homme éprouva une douleur sourde dans sa poitrine. Une souffrance lui rappelant que son enveloppe physique à lui, gisait toujours, quant à elle, dans une chambre d’hôpital, en attente d’une réponse qu’il ne lui donnait pas. Décontenancé, perplexe, il prit la main d’Antinoüs, comme pour se rassurer.

Il ignorait si les gay prides descendaient réellement de ces fêtes médiévales, par un de ces multiples chemins tortueux de l’histoire. Fallait-il même s’en inquiéter ? Après tout, c’était lui qui avait décidé de venir ici. Une question lui trottait dans la tête néanmoins : «comment un gay peut-il prier un dieu dont l’église le méprise ? ».

Il sentit Antinoüs lui pendre la main très doucement. Il refusa, cette fois, de voir ce décor disparaître. Il préféra rouvrir les yeux, plus tard, se sachant de retour en Neko.

Peut-être tout simplement regrettait-il la Renaissance…

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